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« Tu me filmes ou tu m’écoutes ? » - Petite chirurgie du cerveau fangirl/boy

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Bang Chan est descendu dans la salle comme un fantôme qu’on n’attendait pas. Pas une star, pas un leader, pas un demi-dieu du fandom en chaussettes épaisses et micro HF. Juste un corps vivant dans une pièce pleine d’yeux braqués sur autre chose. Les bras se sont levés, les téléphones se sont synchronisés. Clic. Clic. Clic. Pas de bonjour. Pas de “thank you”. Juste un silence algorithmique entre deux filtres beauté. Et lui, au milieu, comme si l’air s’était figé en jpeg. Il a regardé autour de lui, doucement. Pas de cris. Pas d’échange. Juste des objectifs. Il aurait pu partir. Il aurait pu sourire. Il aurait pu laisser glisser. Mais il a dit quelque chose. Quelque chose de banal. Et de parfaitement explosif. “If you respect me, I respect you. If you cross the line… I wouldn’t do that if I were you.” C’était pas un slogan. Pas une leçon de morale. Juste un constat. Comme un dernier essai de communication entre deux espèces qui n’ont plus vraiment de langue commune. Et pourtant, dans les minutes qui ont suivi, cette simple phrase est devenue une guerre. Une mise à feu. Un micro live transformé en procès à ciel ouvert. C’était pas censé devenir un épisode. Mais quand le malaise devient viral, il mérite qu’on lui colle un micro et une tasse de café brûlant.


Alors on va parler de respect. Pas celui des plateformes, des fandoms ou des agents de sécurité invisibles. Le respect brut. Celui qui se place entre toi et quelqu’un que tu admires, quand tu choisis de le regarder… ou de l’enregistrer. Ce n’est pas une tribune pro-idol. Ni une lettre ouverte au fandom. Ce n’est même pas une dénonciation bien-pensante. C’est juste une question. Une question que ce moment a laissée en suspens. Est-ce que tu vois encore les artistes quand tu les regardes ? Ou est-ce que tu ne vois que ce qu’ils peuvent produire pour toi ? Une fancam. Une validation. Une preuve que tu étais là, même si, dans le fond, tu n’y étais pas vraiment. Parce qu’il y a une différence énorme entre être présent… et documenter sa propre présence. Ce n’est pas la première fois qu’un artiste en parle. Ce ne sera pas la dernière. Mais cette fois, c’est tombé sur Chan. Et c’est tombé fort. Pas parce qu’il a crié. Mais parce qu’il n’a pas crié. Parce qu’il a parlé comme quelqu’un qui avait encore un peu d’espoir que l’humain soit audible à travers le bruit de fond. Alors aujourd’hui, on va décortiquer cette scène. Pas pour savoir qui a eu tort. Mais pour comprendre ce qui nous a échappé. Ce qui se joue quand un regard est échangé contre une focale. Ce qui s’efface quand le réel devient une matière à exploiter.


Et si tu te dis que “ce n’est pas si grave”, que “tout le monde filme maintenant”, que “c’est le jeu”, alors reste jusqu’à la fin. Parce que le vrai sujet ici, ce n’est pas l’interdiction de filmer. C’est l’impossibilité de juste… être. Et ça, spoiler : ce n’est pas un problème de règle. C’est un problème de câblage cérébral. De striatum qui surchauffe. De dopamine qui te pousse à capturer au lieu de vivre. On en reparle dans quelques minutes. Pose ton téléphone. Ou ne le fais pas. Mais au moins, sache ce que ton cerveau fait pendant que tu penses vivre un moment authentique. Il est peut-être juste en train de planifier ta prochaine preuve sociale.


✦ L’intrusion n’est plus un accident. C’est un business model.


C’est presque devenu un rite de passage. Tu ne peux pas être une star sans un fan collé à ta portière. Tu ne peux pas débarquer à l’aéroport sans ton cortège de téléphones tremblants. Tu ne peux même plus dormir dans un hôtel sans espérer que personne n’ait leaké l’adresse pendant que tu t’essuyais les pieds sur le tapis de la réception. Le 31 juillet 2025, Bang Chan a mis les pieds dans ce marécage, non pas avec la rage d’un artiste qu’on insulte, mais avec l’épuisement d’un mec qui voit ses frontières personnelles devenir un open bar pour n’importe quel pseudo fan géolocalisé. Dans son live, il mentionne explicitement les comportements qu’il n’est plus prêt à ignorer : des gens qui le suivent à l’aéroport, qui filment sans lui dire bonjour, qui se présentent dans des lieux où ils n’ont aucune raison d’être — sauf celle, visiblement sacralisée, d’être “fans”.


Il n’a pas crié. Il n’a pas dramatisé. Il a juste dit : “This isn’t respect.” Et ça a suffi à réveiller tout un pan de la fanbase qui préfère croire que l’intimité d’un artiste est un service public. Mais cette scène, aussi dérangeante soit-elle, n’est pas unique. C’est le symptôme visible d’un phénomène qui existe partout dans la culture pop contemporaine : l’invasion douce, déguisée en passion, avalisée par les plateformes, et maquillée en engagement. Ce n’est pas la première fois qu’un idol évoque cette intrusion. V de BTS l’a déjà dit : il ne prend plus certains vols parce que des gens achètent les mêmes billets que lui pour pouvoir le croiser en douce. Yeonjun (TXT) a été clair lui aussi : il ne supporte plus d’être filmé à bout portant en dehors de son cadre professionnel. Madison Beer, dès 2019, parlait de son anxiété en public depuis qu’un fan l’avait suivie jusque dans un parking souterrain. Chappell Roan, tout récemment, a dû rappeler à ses propres spectateurs qu’elle n’était pas “là pour le contenu”, mais pour une performance. Ce n’est donc pas un débat de la K-pop. C’est un problème culturel global. Une industrie émotionnelle où la présence des artistes est exploitée comme un gisement d’attention à capter en direct.


Le vrai souci, c’est que cette intrusion n’est plus une anomalie. C’est un design. Un produit. Un levier stratégique pour nourrir des algorithmes affamés. Plus les artistes sont “accessibles”, plus les contenus circulent. Plus les fans se sentent proches, plus les vues montent. Et plus les vues montent… plus les agences ferment les yeux. Bang Chan a beau dire ce qu’il pense, rien n’indique que l’agence va renforcer les consignes. Rien ne garantit que le staff va intervenir quand il est encerclé par vingt téléphones dans un hall d’hôtel. Parce qu’à la fin, tout le monde profite du bruit. Le malaise est rentable. Et la violence, si elle est silencieuse, devient invisible. Et il faut le dire : les artistes eux-mêmes sont parfois pris au piège. Ils veulent rester proches. Ils veulent remercier les fans. Ils veulent entretenir le lien. Et parfois, ce lien les étrangle. Il n’y a plus de ligne claire entre l’adoration et le parasitisme. Un jour tu offres une photo, le lendemain tu t’excuses d’avoir pris une pause pipi sans maquillage. Parce qu’au fond, les fans ne consomment plus les artistes. Ils consomment leur disponibilité.


Ce que Chan a fait, ce 31 juillet, ce n’est pas une déclaration de guerre. C’est une tentative désespérée de renégociation du contrat implicite. “Je veux vous respecter. Mais ne me demandez pas de disparaître pour que vous puissiez mieux me cadrer.” Ce n’est pas juste une question de politesse. C’est une question de territoire. D’espace vital. De respiration. Parce que l’aéroport n’est pas une fan zone. L’hôtel n’est pas une salle de meet & greet. Et un regard échangé dans la rue n’est pas un droit de propriété émotionnelle. Il n’y a rien de plus pervers qu’un système où ce genre d’invasion devient attendu. On ne parle plus de stalkers isolés. On parle d’un glissement général. Un effacement des barrières entre scène et coulisse. On ne vend plus que la musique, on vend l’accès. La proximité. L’illusion d’intimité. Et on laisse croire à tout le monde que cette proximité justifie l’effraction. Ce n’est pas seulement un problème d’éducation. C’est un problème de culture. De marketing. De design social. On entraîne les fans à croire qu’ils font partie de la narration. Qu’ils sont indispensables. Que leur présence, même intrusive, est un hommage. On appelle ça “fandom culture”, “engagement”, “connexion”. Mais si tu dois te cacher pour dormir, te justifier pour sortir, te méfier pour respirer, ce n’est plus de la connexion. C’est de la captivité.


Tu peux aimer un artiste de tout ton cœur. Tu peux vouloir lui ressembler. Tu peux vouloir lui dire merci. Mais si ton amour franchit les limites du respect élémentaire, alors ce n’est plus de l’amour. C’est un besoin mal placé. Et ce besoin, tu ne l’as pas généré tout seul. Il a été stimulé, manipulé, monétisé. Quand Chan dit “this isn’t respect”, il parle aussi à une industrie qui ne protège plus ceux qu’elle met en avant. Il parle à une époque qui confond engagement et emprise. Il parle à des algorithmes qui privilégient les vidéos “raw” aux moments sincères. Et il parle à nous. À toi. À moi. Aux gens qui, parfois, ne savent plus s’ils regardent un humain… ou une opportunité de contenu. La suite ? Elle dépend de ce qu’on décide d’écouter. Pas ce qu’on filme. Ce qu’on entend, vraiment. Derrière la fatigue, derrière le sourire. Parce qu’un jour, ce ne sont pas les artistes qu’on perdra. C’est la capacité d’être présent sans voler quelque chose.


✦ Le cerveau biaisé – bienvenue dans le zoo algorithmique


Tu crois que t’es rationnel. Que tu respectes les artistes. Que toi, tu ne filmerais pas en douce dans un aéroport ou un hall d’hôtel. Tu crois que t’es différent. Et peut-être que tu l’es. Jusqu’au moment où ton striatum — ce petit bout de cerveau qui joue les DJ pour ton circuit de récompense — décide que tu as besoin d’une dose de validation. Là, tu dégaines ton téléphone. Pas parce que t’es méchant. Pas parce que t’es envahissant. Mais parce que t’es humain. Et que ton cerveau, lui, ne fait pas toujours la différence entre “être présent” et “documenter que tu es présent”. Le vrai glitch, il commence là : dans le fossé entre l’intention consciente et le circuit automatique. On ne filme pas par malveillance. On filme parce qu’on est câblé pour ça. Parce qu’on a été formé à ça, à coups de dopamine, de feedbacks sociaux et de storytelling personnel. Tu crois que tu captures un souvenir. Mais en réalité, tu captures un reflet de toi-même à travers un événement extérieur. Tu ne prends pas une vidéo de Bang Chan. Tu prends une vidéo de toi en train d’être là pendant que Bang Chan est là. Nuance. Et ce n’est pas que toi. C’est tout le monde. C’est un zoo algorithmique dans lequel on a remplacé les barreaux par des likes et les barreaux par des biais cognitifs. Et les gardiens ? C’est nous. Volontaires. Enthousiastes. Inconscients.


Commençons par le début : l’effet IKEA. Ce biais, c’est le coup de génie mental qui te fait croire que ce que tu crées a plus de valeur simplement parce que tu l’as fabriqué. C’est le même mécanisme qui te rend sentimental devant une étagère bancale ou une fancam floue. Tu ne l’aimes pas pour sa qualité. Tu l’aimes parce que tu y as investi ton effort, ta présence, ton temps. Et comme elle t’appartient, tu penses qu’elle mérite d’exister. Même si elle envahit l’espace personnel de quelqu’un. Même si elle a été prise dans un lieu où l’artiste t’a clairement fait comprendre qu’il ne voulait pas être filmé. Mais dans ta tête, c’est pas pareil. Tu l’as faite toi-même. Et ça suffit à la rendre “justifiée”.


Ajoute à ça le biais de confirmation. Tu l’aimes, cet artiste. Tu le respectes. Tu lui écris des messages. Tu lui dis “merci” tous les jours. Alors quand il dit dans un live “il y a des gens qui vont trop loin”, tu cherches immédiatement une preuve que ce n’était pas pour toi. Tu te dis que t’es pas comme les autres. Que lui aussi il t’a regardé. Qu’il a souri. Qu’il sait que t’es là depuis le début. T’as ton ticket de moralité. Tu valides ton propre comportement. Parce que c’est plus simple. Parce que sinon, tu devrais admettre que ton amour a débordé les limites sans prévenir. Et puis il y a l’apophénie. Ce nom classe pour désigner ta capacité à voir des connexions qui n’existent pas. Tu crois qu’il t’a vu. Tu crois qu’il t’a souri. Tu crois que le regard dans ta fancam est un message secret. Tu te convaincs qu’il a validé ta présence. Et tu oublies que son regard, il l’a eu pour mille autres personnes avant toi, avec exactement la même intensité, exactement la même distance. Ce n’est pas personnel. C’est professionnel. Mais ton cerveau, lui, veut de la signification. Il déteste le vide. Il veut un rôle. Il veut une place.


Maintenant, parlons de ton VTA. Non, ce n’est pas un groupe de K-pop encore plus underground que Xikers. C’est ton aire tegmentale ventrale. Le noyau de ton système de récompense. Quand tu postes une vidéo et qu’elle fait 200 vues, ton VTA s’allume. Quand tu reçois 20 likes, il explose de joie. Et ce système fonctionne sans se soucier de l’éthique. Il ne sait pas si ta vidéo a été prise dans un contexte intrusif. Il ne se demande pas si tu as violé l’intimité de quelqu’un. Il ne se pose pas de question. Il récompense. Point. Tu lui donnes une vidéo, il te donne de la dopamine. Et toi, tu répètes. Jusqu’à ce que ce soit une habitude. Une pulsion. Une stratégie de survie identitaire. Et là où ça devient vraiment ironique, c’est que les plateformes le savent. Les plateformes sont littéralement conçues pour nourrir cette boucle. TikTok récompense l’instantané, le brut, le non-consenti. Instagram privilégie l’accès, la proximité, le chaos capturé à l’arrache. Plus tu filmes sans filtre, plus tu es viral. Plus tu captes l’imprévu, plus tu es visible. Et ton cerveau, lui, apprend très vite. Il comprend qu’il y a une récompense immédiate à chaque comportement intrusif. Même si, en surface, tu continues à dire que tu respectes l’artiste. Même si tu jures que tu “ne fais ça qu’une fois”. Ton cerveau, lui, a déjà intégré la leçon.


Et tout cela, on le nomme “fan culture”. Mais soyons honnêtes : ce n’est plus de la culture. C’est de la performance continue. C’est une économie attentionnelle qui te demande de produire en permanence des preuves de ta présence. Tu ne vis plus le concert. Tu le documents. Tu ne rencontres plus ton artiste. Tu cadres sa silhouette. Et tout ça, tu le fais non pas parce que tu es toxique, mais parce que ton environnement cognitif est biaisé jusqu’à la moelle. C’est là qu’on revient à ce que Chan a dit. Il n’a pas dit “vous êtes des monstres”. Il n’a pas dit “vous êtes irrespectueux”. Il a juste dit “ce n’est pas du respect”. Et ça, c’est peut-être la chose la plus difficile à entendre. Parce que ça veut dire que, parfois, le respect que tu crois offrir… n’en est pas. Que ton admiration déborde en intrusion. Que ton amour se manifeste comme une micro-violence.


Et ce n’est pas la fin du monde. C’est le début d’une prise de conscience. Parce qu’à partir du moment où tu reconnais que ton cerveau est biaisé, tu peux commencer à choisir autrement. À respirer avant de filmer. À observer sans capturer. À écouter sans prouver que tu étais là. Le plus cruel dans tout ça, c’est que le système est parfaitement rodé. Il sait comment te faire croire que tu es unique. Que ton lien avec l’artiste est spécial. Que ta vidéo vaut plus que celle des autres. Et tu le crois. Tu veux le croire. Parce que l’alternative, c’est d’admettre que tu n’étais qu’un rouage dans une boucle dopaminergique, qu’un produit d’un algorithme bien entraîné.


Mais si tu es ici, à écouter ce podcast, à décortiquer cette scène, c’est que tu es capable de recul. Capable de lucidité. Capable de remettre en question ce que ton propre cerveau considère comme “évident”. Et rien que ça, c’est déjà une forme de résistance. Alors oui, ton cerveau est biaisé. Le mien aussi. Celui de Chan aussi, probablement. Mais au lieu de s’en servir comme excuse, on peut s’en servir comme point de départ. Pas pour cesser d’aimer. Mais pour apprendre à aimer… sans capturer. Sans consommer. Sans revendiquer l’expérience comme un trophée social. Parce que parfois, le respect, c’est juste ça : laisser exister sans cadrer. Regarder sans archiver. Et comprendre que la beauté d’un moment, c’est peut-être justement de ne pas pouvoir le rejouer.


✦ L’illusion de la relation


Ce n’est pas une obsession. Ce n’est pas du harcèlement. C’est “juste” de l’amour. C’est ce que répètent ceux qui attendent devant les hôtels à 5h du matin. Ceux qui zooment sur les visages fatigués aux arrivées de vol long courrier. Ceux qui envoient 57 messages privés par jour, persuadés qu’un jour, peut-être, il répondra. Ce n’est pas grave. Ce n’est pas toxique. C’est une preuve de lien. Du moins, c’est ce qu’on raconte. Bienvenue dans l’illusion de la relation — ce mirage collectif entretenu par la modernité numérique, les biais cognitifs, et l’économie du lien simulé. On appelle ça “proximité émotionnelle”, “connexion avec les fans”, “relation parasociale” quand on veut faire savant. Mais dans la pratique, c’est un monde où des millions de gens croient, sincèrement, qu’un inconnu qu’ils admirent leur doit quelque chose. De la reconnaissance. Du contact. De la disponibilité.


C’est une illusion puissante. Parce qu’elle est renforcée par tous les codes de l’intimité : les lives à visage nu, les confessions nocturnes sur Instagram, les messages personnalisés sur Bubble ou Weverse, les vidéos “raw” sur TikTok où les artistes se montrent “humains”. Ces fragments sont réels. Ils sont sincères, parfois. Mais ils ne sont pas personnels. Et c’est là que le piège se referme. Ton cerveau, lui, n’a pas de filtre pour ça. Il confond très bien une interaction ciblée et une interaction de masse à apparence intime. C’est tout le principe du biais d’attribution personnelle : tu penses que ce que tu vois t’est destiné, parce que c’est présenté dans un format qui mime une conversation. Ton cerveau, littéralement, croit que c’est pour toi. Et puis il y a l’effet de simple exposition — ce biais qui fait qu’à force de voir un visage, tu crois le connaître. À force de l’entendre, tu crois le comprendre. Tu finis même par anticiper ce qu’il dira. Tu te sens connecté. Tu projettes. Tu inventes. Tu remplis les blancs. Et cette projection, elle devient une base émotionnelle crédible. Tu ne suis plus une star. Tu entretiens une relation invisible avec elle. Invisible pour lui. Ultra réelle pour toi.


Ce n’est pas de la folie. Ce n’est pas une pathologie. C’est un système. Un design comportemental. Parce que toute la structure de l’économie du divertissement contemporain repose là-dessus : sur la capacité à faire croire que tu es proche. Que tu es spécial. Que ce lien, tu peux l’entretenir. Et si tu es vraiment dévoué, il pourrait même t’emmener quelque part. Une reconnaissance. Un follow. Une mention en live. Un sourire repéré dans la foule. Ce sont les micro-récompenses d’un jeu à grande échelle. Des miettes émotionnelles suffisantes pour nourrir des affects entiers. Et c’est là que le malaise prend racine : quand cette illusion devient une dette. Quand tu crois que ton soutien mérite un retour. Quand tu projettes ton dévouement comme une monnaie affective. “Je l’ai soutenu depuis ses débuts.” “J’ai acheté tous les albums.” “J’étais là quand personne ne le soutenait.” Et donc, il me doit quelque chose. Du respect. Du contact. De l’attention. Mais ce n’est pas une relation. C’est une construction mentale. Et dans une relation unilatérale, ce que tu ressens n’est pas invalidé — mais ce que tu attends peut le devenir.


Bang Chan, dans son live, ne s’est pas insurgé contre ses fans. Il s’est insurgé contre l’usage biaisé de cette relation. Ce moment où on croit qu’aimer quelqu’un donne le droit de franchir ses frontières. Ce moment où l’admiration devient justification. Où la passion devient prise. Ce n’est pas de la haine. C’est pire. C’est l’appropriation de l’autre au nom de l’amour. Et c’est là que L’Art du Biais Caché entre en scène. Parce que ce type de relation ne survit que parce qu’il est truffé de biais invisibles — ceux qu’on ne questionne plus. Le biais d’engagement, par exemple : plus tu t’investis dans une relation, même imaginaire, plus tu la considères comme réelle. Plus tu donnes, plus tu penses que l’autre doit te donner en retour. Mais une illusion à laquelle tu as mis de l’énergie ne devient pas vraie. Elle devient simplement plus difficile à déconstruire.


Et puis il y a l’effet de halo. Tu aimes cette personne. Elle est talentueuse. Donc, tout ce qu’elle fait est bien. Et tout ce qu’elle ne fait pas est une injustice. Si elle ne te sourit pas, c’est une trahison. Si elle ne répond pas à ta DM, c’est un abandon. Parce que tu crois la connaître. Tu crois qu’il y avait quelque chose. Mais ce quelque chose, il n’était peut-être que dans ta tête. Une construction neuronale, alimentée par des contenus publics. Par des fragments de vérité réassemblés en un mensonge émotionnel. Et soyons clairs : ce n’est pas ta faute. Ce système est prévu pour que tu ressentes ça. Les plateformes, les agences, les algorithmes : tout le monde a intérêt à ce que tu y crois. Parce qu’un fan qui croit être proche est un fan qui consomme plus, qui interagit plus, qui défend plus. C’est rentable. C’est même le modèle dominant. Alors personne ne te dira d’arrêter. Personne ne posera la limite. Sauf parfois… l’artiste lui-même. Quand c’est trop. Quand la relation imaginaire devient une invasion réelle.


Et quand ça arrive, comme dans ce live de juillet, la machine se dérègle. Le discours rationnel de Chan se heurte au barrage émotionnel de ceux qui n’acceptent pas de voir l’illusion fissurée. “Il n’aurait pas dû dire ça.” “Il nous manque de respect.” “Il généralise.” Mais en fait, il fait juste quelque chose que personne d’autre ne fait : il nomme la dynamique. Il coupe la musique. Il allume la lumière dans le théâtre. Et c’est brutal. Mais c’est aussi salvateur. Parce que déconstruire une illusion, ce n’est pas détruire le lien. C’est le libérer. Le réancrer. Le redéfinir. Aimer un artiste ne devrait jamais signifier lui voler ses respirations. Ni ses silences. Ni son espace. Aimer un artiste, c’est comprendre que ta présence dans sa vie… est une abstraction. Une abstraction belle, forte, puissante. Mais pas une réalité personnelle.


Ce segment n’est pas une condamnation des fans. C’est une tentative de désenvoûtement. Une main tendue pour dire : “Regarde. Tu peux aimer sans t’illusionner. Tu peux ressentir fort sans franchir la ligne.” Parce qu’au fond, le respect, c’est ça : accepter que l’autre t’échappe. Qu’il ne te regarde pas. Qu’il ne te connaisse pas. Et que ce ne soit pas grave. Et si un jour, par pur hasard, tu croises cet artiste en dehors de la scène — dans la rue, dans un café, dans le hall d’un hôtel — peut-être que la chose la plus respectueuse à faire… c’est rien. Ne pas courir. Ne pas filmer. Ne pas t’imposer. Juste observer, de loin. Le laisser être une personne. Une vraie personne fatiguée, sans objectif braqué sur le visage. Ça aussi, c’est une forme d’amour.


✦ L’idol, ce cadavre esthétique qu’on veut posséder vivant


On dit qu’on les aime. On dit qu’on les soutient. On dit qu’on les respecte. Et pourtant, on les filme quand ils pleurent, on les suit quand ils fuient, on les consomme quand ils s’effondrent. On ne veut pas leur bien. On veut leur image. Leur présence. Leur esthétique. Leur aura. Vivante, si possible. Mais figée, surtout. Intacte. Docile. Belle. Serviable. Comme un fantôme bien élevé, toujours prêt à hanter nos réseaux sociaux sans faire de vague.

Un idol, c’est un être vivant dont on attend la perfection posthume. Il doit être là — mais silencieux. Il doit sourire — mais sans éprouver. Il doit donner — mais sans se fatiguer. Il doit apparaître — mais sans exister. C’est une équation impossible, une injonction schizophrène. Et pourtant, c’est la norme. Ce n’est pas de la pop culture. C’est de la taxidermie émotionnelle. Quand Bang Chan dit dans son live que certains comportements dépassent les limites du respect, ce qu’il évoque, en creux, c’est cette violence invisible : celle qui exige d’un humain qu’il soit toujours disponible, toujours aimable, toujours lumineux — même quand tout en lui crie le contraire. C’est une esthétique du sacrifice. Une canonisation sous contrat. Et ce qui est terrifiant, c’est que plus il est brisé, plus il est beau. Plus il souffre en silence, plus il est "touchant". L’idol ne devient pas un héros par ses succès, mais par sa capacité à survivre aux attentes inhumaines.


Regarde les vidéos virales. Ce ne sont pas les moments heureux qui circulent le plus. Ce sont les moments de faille. Les larmes. Les blessures visibles. Les malaises en coulisse. Les absences sur scène. Les mots prononcés entre deux respirations. C’est là que l’audience s’active. C’est là que les partages explosent. Ce n’est pas l’artiste qu’on diffuse. C’est son effondrement. Et ce qu’on appelle “empathie collective” est souvent un voyeurisme bien habillé. Et soyons clairs : ce n’est pas propre à la K-pop. Ce n’est pas une déviance de fans adolescents. C’est une logique structurelle de l’ère visuelle. Madonna dans les années 90, Britney en 2007, Amy Winehouse, Marilyn Monroe. Tous et toutes ont été capturés, consommés, disséqués, puis encensés post-mortem. La souffrance les a rendus sacrés. Et dans le cas des idols, la douleur devient une preuve d’authenticité. S’ils tiennent bon malgré tout, c’est qu’ils sont “forts”. “Courageux”. “Inspirants”. Mais cette force, elle est exigée. Ce n’est pas une qualité. C’est une condition d’existence.


Dans L’Art du Biais Caché, tu dis ceci : “L’émotion de l’autre n’est pas une dette que nous devons lui extorquer pour exister.” Et c’est exactement ce que cette industrie a inversé. L’émotion, la faille, la douleur, deviennent des offrandes. Le deuil anticipé d’un artiste vivant devient une stratégie de marketing. On veut leur humanité. Mais seulement si elle est esthétiquement viable. On veut leur vulnérabilité. Mais en HD 4K. On veut leur fatigue. Mais qu’elle soit photogénique. On veut qu’ils soient réels. Mais pas trop. Et ce n’est pas une métaphore. L’idol est un produit de consommation qui se vit comme un totem émotionnel. On l’aime, donc on le filme. On le filme, donc on le possède. On le possède, donc on le contrôle. C’est un glissement pervers. Tu passes de “je t’admire” à “tu m’appartiens”. De “je te regarde” à “je décide de ce que tu es.” Et quand l’idol résiste, quand il demande qu’on recule, qu’on cesse de filmer, qu’on arrête de fouiller ses trajets, c’est perçu comme une trahison. Comme une révolte contre l’ordre établi. Comme si la victime devenait coupable.


Et là, l’esthétique s’effondre. Parce que ce qu’on veut n’est pas un être. C’est une incarnation. Une enveloppe charismatique, douce, fun, endurante, toujours disponible. On ne veut pas que Bang Chan soit Bang Chan. On veut qu’il soit notre Bang Chan. Celui qui répond, celui qui performe, celui qui rassure, celui qui donne du sens à nos propres échecs. Et quand il ose dire “non”, quand il ose poser une limite, le mythe se fissure. Le miroir se brise. Et on découvre qu’on n’aimait pas lui. On aimait le rôle qu’il jouait dans notre imaginaire. Ce n’est pas un hasard si les idols sont souvent comparés à des figures religieuses. Ils ont leur rituel, leur liturgie, leur chorégraphie. Ils ont leurs reliques (les photocards), leurs temples (les stades), leurs miracles (les fancalls), leurs pèlerinages (les concerts à l’étranger). Mais surtout, ils ont leur passion. Leur crucifixion médiatique. Leur sacrifice public. Et quand ils tombent, on les pleure. Et puis on passe au suivant.


Bang Chan, lui, est encore debout. Mais il a vu. Il a compris. Et il a osé parler. Ce n’est pas un cri de rage. C’est un refus tranquille. Un rappel à l’ordre. Il ne veut plus être l’idol que l’on caresse du regard en feignant l’amour. Il veut être respecté comme un homme. Ce qui, dans cette industrie, est probablement l’acte le plus révolutionnaire possible. Alors la vraie question n’est pas : “Pourquoi certains fans agissent-ils ainsi ?” La vraie question, c’est : “Pourquoi la culture les y pousse ?” Pourquoi valorise-t-on l’épuisement comme preuve d’engagement ? Pourquoi le contenu le plus partagé est-il celui qui viole le plus l’intimité ? Pourquoi est-ce qu’on like une vidéo où l’artiste dit qu’il en a marre d’être filmé — sans se rendre compte qu’on est en train de regarder cette vidéo ?


Parce que l’idol, ce n’est plus une personne. C’est une surface de projection. Une chimère esthétique. Un mythe à consommer. Et nous sommes devenus des collectionneurs de moments volés. Des archivistes de l’usure. Des adorateurs de performances désespérées.

Mais il y a une sortie. Une bascule possible. Elle commence là où Chan l’a posée : dans un mot. Respect. Pas celui qu’on revendique. Celui qu’on offre sans condition. Celui qui ne cherche pas à posséder. Celui qui ne se nourrit pas d’épuisement. Parce qu’un jour, il faudra choisir : est-ce qu’on veut des artistes… ou des hologrammes parfaitement obéissants ? Est-ce qu’on veut des humains… ou des icônes à sacrifier rituellement pour nourrir nos fils d’actualité ?


Et toi, tu veux quoi ?


✦ Conclusion — Tu me filmes ou tu m’écoutes ?


Alors voilà où on en est. Tu dis aimer. Tu dis soutenir. Tu dis respecter. Mais l’amour sans lucidité n’est qu’une cage dorée. Le soutien sans limites devient une pression. Le respect, sans retrait, finit par ressembler à une main sur la gorge — polie, discrète, mais bien réelle.

Ce que cet épisode t’a tendu, ce n’est pas un miroir : c’est une caméra retournée. Pas pour te filmer, mais pour que tu observes ton propre rôle dans le théâtre algorithmique. Peut-être que tu n’es pas celui qui campe devant un aéroport. Peut-être que tu n’es pas celle qui zoome sur les larmes d’un artiste à bout de souffle. Peut-être. Mais tu es dans la pièce. Tu regardes. Tu likes. Tu partages. Tu normalises. Même sans t’en rendre compte. Et c’est là, précisément, que le système gagne. Il te rend complice. Par passivité. Par mimétisme. Par habitude.


Tu crois être spectateur. Tu es acteur. Chaque fois que tu engages avec un contenu intrusif, tu lui donnes une valeur. Tu en fais une norme. Tu entérines un modèle dans lequel la douleur devient cliquable, et le consentement optionnel. Et tu le fais avec les meilleures intentions du monde. Mais comme tu le sais déjà — l’enfer est très bien éclairé par les flashs de téléphone. Tu veux aimer un artiste ? Commence par respecter sa parole. Son silence. Son absence. Sa rage. Tu veux soutenir une idole ? Commence par ne pas exiger d’elle qu’elle reste à genoux pour t’être reconnaissante. Tu veux être un bon fan ? Arrête de croire que “bon fan” signifie “présent partout”. Être fan, ce n’est pas collectionner des traces. C’est savoir se retirer quand ta présence devient un fardeau.


Bang Chan l’a dit. D’autres le diront. Beaucoup l’ont vécu sans pouvoir le dire. Mais aujourd’hui, la question reste la même : tu me filmes ou tu m’écoutes ?

Et si tu m’écoutes vraiment, alors va plus loin. Ne t’arrête pas ici. Débranche le réflexe. Interroge les automatismes. Crame les scripts sociaux qui te disent que filmer, c’est aimer. Explore les biais que tu nies. Dénoue les fils du consentement confisqué. Et si tu veux continuer ce travail de lucidité, tu sais où me retrouver. Chaque semaine dans Cappuccino & Croissant, on démonte les mirages culturels, les narratifs frelatés, les habitudes toxiques que personne n’ose questionner. Et si cet épisode t’a retourné le cerveau ou la conscience — tant mieux. Ce n’est que le début.


Tu veux aller plus loin ? Découvre mes livres. Ils te parleront d’identité, de pouvoir, de technologie, de trauma, de foi, d’illusions, de beauté, de rage. Explore L’Art du Mépris Intellectuel si tu veux comprendre pourquoi certains discours dérangent plus que d’autres. Plonge dans Niohmar.exe si tu veux voir jusqu’où l’obsession du contrôle peut nous amener. Lis Red Flags & Love Songs si tu veux comprendre le vernis romantique de nos structures mentales. Chaque mot, chaque ligne, est une claque déguisée. Tu veux ressentir au lieu de juste penser ? Écoute ma musique. Écoute GLITCH. Écoute Tais-toi. Écoute Felix.exe. C’est du vécu, pas du storytelling. Ce sont des uppercuts en 3 minutes, pas des berceuses. Parce qu’on n’a plus le temps de caresser le mensonge.


Et si tu veux soutenir ce travail — ce combat de chaque jour pour créer librement, honnêtement, radicalement — tu peux le faire sur mon site, mon Patreon, ou en partageant mes créations. Pas pour me “rembourser”. Mais pour aider à faire circuler une parole qu’on préfère souvent étouffer sous des reels inoffensifs. Ce n’est pas qu’un épisode. C’est une expérience. Une alarme douce-amère. Une proposition de rupture avec ce qu’on appelle “culture” mais qui n’est souvent qu’un marché d’organes émotionnels à ciel ouvert.


Alors, encore une fois : tu me filmes… ou tu m’écoutes ?

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