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Schiaparelli : le surréel normalisé

Au Centre Pompidou, Daniel Roseberry a éteint la lumière pour faire danser l’étrange. La collection s’appelait Dancer in the Dark, mais rien n’y était vraiment obscur : tout brillait d’une netteté dérangeante, comme si la folie avait appris à se tenir droite. Schiaparelli a toujours flirté avec le surréalisme, mais cette fois, le délire était domestiqué. Les corsets sculptés, les robes en jersey trouées, les bijoux luminescents — tout semblait prêt à sortir dans la rue. Le surréel, désormais, se porte au quotidien. Ce n’est plus l’exception, c’est la norme qui a appris à rêver. Roseberry n’a pas crié son extravagance : il l’a disséquée. Il a démonté les effets, rendu la démesure portable, la provocation utile. Le résultat, c’est une couture qui respire le paradoxe : trop belle pour être banale, trop rationnelle pour être divine. Entre rigueur et vertige, entre art et marchandise, Schiaparelli devient l’expérience la plus contemporaine de cette Fashion Week : celle où l’impossible cesse d’être un fantasme pour devenir un produit viable. Et c’est peut-être là le vrai tour de magie — faire croire que tout est fou, alors que tout est calculé.

Le défilé s’appelait Dancer in the Dark, mais ce n’était pas une danse : c’était une expérience de clairvoyance. Sous les néons du Centre Pompidou, Daniel Roseberry a transformé la couture en science exacte. Pas d’explosion, pas de chaos visuel : un contrôle chirurgical de l’impossible. Chaque silhouette semblait sortie d’un rêve réglé à la seconde, d’un délire chronométré. Le surréalisme n’était plus un cri, c’était un protocole. Chez Schiaparelli, l’étrange a appris la politesse. Le génie de Roseberry n’est pas d’inventer le bizarre, mais de l’apprivoiser. Il ne fabrique pas des visions : il les rend fonctionnelles. C’est ce glissement-là qui fascine. On regarde des corsets moulés sur le torse comme des exosquelettes, des robes lacérées dans des angles précis, des bijoux LED qui clignotent à la manière d’organes artificiels, et tout semble… portable.


Ce qui hier aurait paru délirant s’inscrit désormais dans un réalisme glacé. Le surréalisme s’est mis au service du quotidien, comme si l’irrationnel s’était trouvé un emploi stable. Ce n’est plus de l’art à contempler, c’est une méthode de production du merveilleux. Roseberry ne joue plus à être choquant, il joue à être crédible. Il a compris que, dans une époque saturée d’images folles, la seule manière de surprendre, c’est de rendre le surréel vraisemblable. Le vrai frisson ne vient plus de la provocation, mais du doute : suis-je en train de voir un vêtement ou une hallucination parfaitement calibrée ? Les silhouettes avançaient dans la lumière crue, oscillant entre chair et sculpture. Le noir, le blanc, le rouge : trois couleurs, trois états. Le noir, pour la structure ; le blanc, pour la respiration ; le rouge, pour le sang qui circule encore sous la maîtrise. Rien n’était décoratif. Tout était précis, calculé, presque scientifique. Les robes semblaient découpées à la lame, les volumes déplacés pour troubler l’œil sans le heurter.


Un sein manquant, une taille asymétrique, une couture inversée : autant de micro-ruptures qui rappellent que le désordre, ici, est méthodique. On pourrait parler de perfection, mais ce serait faux : Roseberry ne cherche pas la perfection, il cherche la tension. Entre ce que l’œil croit et ce que le corps ressent. Entre le beau et le presque faux. Cette couture-là n’élève pas le corps, elle le questionne. Elle ne flatte pas, elle dérange doucement. Le mouvement, lui aussi, est différent. Les mannequins ne défilent pas, ils glissent comme des spectres en pleine conscience. Les vêtements bougent à peine, comme s’ils savaient que le moindre pli est une parole. Roseberry a même dit que les silhouettes devaient “faire le mouvement à la place des spectateurs”.


Ce n’est pas une mise en scène, c’est une traduction sensorielle : les vêtements dansent à notre place. Et c’est là que se joue le génie : Schiaparelli ne fait plus rêver, il fait ressentir. La couture devient un langage kinesthésique, un corps intermédiaire entre l’humain et l’objet. L’étrange n’est plus théâtral, il devient organique. Ce qu’on croyait symbole devient interface. Les bijoux luminescents ne sont pas des ornements, mais des capteurs. Les sacs “Secret” ne sont pas des accessoires, mais des réceptacles d’obsession. Même les pinceaux dorés cousus dans les robes ne sont pas des clins d’œil à l’art : ce sont des outils d’écriture. Roseberry n’habille pas les femmes, il les dote de fonctions. Cette collection n’a rien de mystique : elle est technique, presque mécanique, mais elle ne perd jamais sa sensualité. C’est un paradoxe sublime : un vêtement pensé comme une machine à émotion. Le Centre Pompidou, avec ses structures apparentes, son métal et ses tuyaux, servait de miroir à cette esthétique : celle d’une beauté mise à nu, où l’on voit les articulations, les soudures, la logique derrière la grâce.


On n’assiste pas à un défilé, on observe un organisme vivant. Et c’est ça, la vraie mutation : Schiaparelli ne cherche plus à choquer l’œil, mais à court-circuiter le cerveau. Roseberry ne fait plus du surréalisme pour rêver, il en fait pour survivre. À une époque où tout est simulation, la couture devient son propre test de Turing : est-ce encore un vêtement si je peux le porter ? Est-ce encore de l’art s’il me protège ? Schiaparelli 2026 ne répond pas à ces questions, il les met sur le corps. L’étrange est désormais tangible, et c’est précisément ce qui le rend dangereux. Parce que quand la magie devient plausible, elle devient politique. Et Roseberry le sait : son luxe n’est pas de provoquer, mais d’infiltrer. De transformer la réalité sans qu’on s’en aperçoive. La beauté qu’il fabrique n’a rien d’explosif, elle s’insinue. Elle s’installe dans les gestes, dans la perception, dans la normalité. C’est le surréalisme en mode latent — une anomalie devenue habitude. Et dans ce monde où tout cherche à être “pertinent”, il signe peut-être la seule forme de liberté qui reste : rendre l’impossible praticable. Ce n’est pas un rêve, c’est une adaptation. Et c’est ce qui fait de Schiaparelli la maison la plus moderne du moment : elle ne promet pas de tout changer, elle promet de faire muter ce qui existe déjà. Le surréel n’est plus ailleurs. Il est ici, sous la peau, et il marche droit.

Le plus dérangeant avec Schiaparelli, c’est qu’on ne sait plus si l’on regarde une collection ou un diagnostic du réel. Daniel Roseberry ne cherche plus à nous éblouir, il nous observe. Il regarde comment nos yeux se fatiguent, comment nos cerveaux s’habituent au spectacle, et il en déduit la seule logique possible : pour continuer à émouvoir, il faut rendre l’extraordinaire plausible. Dancer in the Dark n’est pas un show, c’est un test. À partir de combien d’étrangeté continuons-nous à dire “c’est portable” ? Cette question-là, c’est la plus politique de la saison. Parce qu’elle dépasse la mode : elle parle de notre tolérance à la fiction, à l’artifice, à la beauté trafiquée. Ce que Schiaparelli fait ici, c’est prendre la place du réel. Et ça, c’est fascinant autant que terrifiant. Si la beauté devient rationnelle, que nous restera-t-il à rêver ?

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