Paris, mode d’emploi : quand la Fashion Week devient performance
- Harmonie de Mieville

- 31 oct.
- 26 min de lecture
Paris. Septembre touche à sa fin, les croissants refroidissent, et les podiums s’échauffent. Pendant que la moitié de la planète scroll les looks de la Fashion Week, l’autre moitié prétend s’en foutre, mais connaît quand même la robe de Louboutin avec les pom-pom girls. Parce qu’à Paris, on ne présente plus des vêtements. On présente des moments. Cette saison, la capitale du chic s’est transformée en cirque planétaire. Christian Louboutin a organisé un match de football américain, Helen Mirren a récité les Beatles pour Stella McCartney, et Dior a construit une pyramide renversée au Louvre pour prouver, visiblement, que la gravité est aussi dépassée que la pudeur. La mode, autrefois temple du tissu, est devenue une industrie de la performance. On ne vend plus des silhouettes, on vend du souvenir Instagrammable.
Et pourtant, derrière le vernis du spectacle, la fissure est visible. Neuf nouveaux directeurs artistiques débarquent dans le game, chacun cherchant à sauver une maison fatiguée du luxe. Les jeunes créateurs hackent les codes en livestream sur YouTube. Les mannequins, eux, continuent d’être clonés en taille 34 comme si les années 2000 n’étaient jamais parties. Et tout ça, enrobé d’une nostalgie sucrée : Madonna en front-row, Colette ressuscité, Lanvin jouant Gatsby sur fond de décadence climatique. Bienvenue dans l’édition 2025 de la Paris Fashion Week. Celle où le spectacle a avalé le vêtement, où le vintage fait semblant d’être futuriste, et où la seule chose encore sincère, c’est la sueur des créateurs qui essaient de donner du sens à un monde qui en a perdu le fil.
Bienvenue dans le Fashion Circus
Paris. Première semaine d’octobre. La ville a le teint doré du début d’automne et le taux de strass d’un aftershow post-apocalyptique. Les klaxons se taisent quand les chauffeurs déposent les invités devant les tentes éphémères, et les trottoirs ressemblent à des tapis rouges en surchauffe. C’est la Fashion Week, mais pas celle qu’on connaît. Celle-ci ne vend plus des vêtements : elle vend une expérience sensorielle sous dopamine.
Cette saison, Paris a cessé d’être la capitale de la couture pour devenir le plus grand parc d’attraction du luxe. Christian Louboutin a transformé son défilé en match de football américain. Oui, tu as bien entendu : un match. Pom-pom girls, terrain tracé, spotlights stroboscopiques. Le tout mis en scène par David LaChapelle, photographe de l’excès et du divin, chorégraphié par Blanca Li, reine du grand écart entre art et kitsch. Les mannequins couraient presque. Les invités hurlaient. Et à la fin, au milieu d’un décor rose bonbon, un gâteau géant a surgi comme une offrande païenne à l’algorithme d’Instagram. Le message est clair : le vêtement n’est plus l’objet du désir, c’est le décor de la scène. Ce qu’on vend, ce n’est pas une robe, c’est un souvenir viral. Le textile est devenu secondaire, absorbé par le besoin de créer l’instant parfait, celui qu’on rejouera en boucle sur TikTok, avant d’enchaîner sur la prochaine dopamine visuelle. Le luxe s’est adapté à la logique des réseaux : il doit être spectaculaire ou disparaître.
Mais cette mutation ne vient pas de nulle part. Les grandes maisons se livrent aujourd’hui à une guerre d’attention. Les vêtements ne suffisent plus à générer du buzz, il faut des images, du shock value. En vingt ans, le défilé a perdu sa fonction première — montrer un savoir-faire — pour devenir une machine à produire du contenu. Et dans cette arène, Louboutin n’a fait qu’assumer l’absurdité du système : si tout doit être show, alors autant aller jusqu’au bout du cirque. Chez Stella McCartney, la performance a pris un ton plus poétique, mais tout aussi symbolique. Helen Mirren, 78 ans, s’est levée du premier rang pour déclamer les paroles de Come Together des Beatles, a cappella, dans un silence quasi religieux. C’était beau, sincère, presque fragile. Et pourtant, c’était aussi une mise en scène parfaite : l’émotion calibrée, la nostalgie maîtrisée, le storytelling à haute couture. Chaque mot vibrait entre authenticité et marketing spirituel.
L’ironie, c’est que cette surenchère de mise en scène trahit la peur du vide. Plus personne ne sait comment surprendre sans artifices. Le vêtement ne suffit plus, le défilé non plus. Il faut du théâtre, de la musique, une légende vivante au micro — n’importe quoi pour remplir le silence que la créativité ne comble plus. La mode souffre du même syndrome que le cinéma ou la musique : elle ne supporte plus l’ennui. Et Paris adore ça. Parce qu’à force d’avoir été copiée, moquée, parodiée, la capitale du chic s’est remise à se prendre pour Hollywood. On n’y présente plus des collections, on y tourne des épisodes. Dior installe sa pyramide renversée au Louvre comme un décor de science-fiction sur budget infini. Mugler défile entre latex et fumée pour rappeler qu’il a encore du sang dans les veines. Louboutin, lui, fait du sport, littéralement. La frontière entre art, publicité et performance est pulvérisée, et tout le monde applaudit.
Mais ce n’est pas juste une question d’ego artistique. C’est économique. Les marques savent qu’un show commenté, mêmé, viral, vaut plus qu’une collection parfaitement coupée. Un instant “iconique” fait grimper la valeur boursière, crée des collaborations, attire des influenceurs, fait circuler des hashtags. Dans cette logique, la Fashion Week n’est plus une célébration de la création : c’est une plateforme publicitaire géante déguisée en culte. Et c’est précisément ce culte qui fascine. Car derrière les flashs et les selfies, il y a une vérité bien plus cynique : le public ne regarde plus pour s’inspirer, il regarde pour consommer des symboles. On ne rêve plus d’être la femme en robe Dior ; on rêve d’être celle qui filme la femme en robe Dior. La distance entre mode et spectateur s’est inversée. Chacun veut être partie prenante du spectacle.
Louboutin l’a compris avant tout le monde. Son show n’était pas qu’une démonstration : c’était une satire involontaire du système. En transformant son podium en stade, il a révélé la nature même du luxe contemporain : un sport de compétition où chaque maison tente de battre son propre record de viralité. Qui marquera le plus de vues ? Qui fera exploser le compteur de stories ? Qui aura la phrase la plus reprise sur Threads ? La nouvelle esthétique du pouvoir, c’est la métrique. Ce n’est pas un hasard si le public a parlé du spectacle bien plus que des chaussures. Parce qu’au fond, ce n’est plus la mode qu’on célèbre, c’est la narration. Louboutin est devenu réalisateur. Mirren, actrice. Et les mannequins ? Des figurantes dans un film promotionnel permanent. On assiste à la fusion totale entre la mode et l’industrie du divertissement. Paris n’est plus une capitale de la couture : c’est le plateau central d’un multivers où tout doit être spectaculaire pour exister.
Mais il faut reconnaître une chose : dans ce chaos scénarisé, il y a une forme de lucidité. La mode ne ment plus sur son ambition. Elle n’essaie plus de paraître pure ou désintéressée. Elle se sait spectacle. Elle s’assume produit. Et dans ce cynisme assumé, elle retrouve paradoxalement une vérité : celle de son époque. Une ère où la sincérité passe par la mise en scène, où l’authenticité est un style, et où la superficialité n’est plus une insulte, mais une esthétique. Alors oui, “Fashion Circus” est le bon mot. Pas parce que les créateurs sont des clowns, mais parce que la mode, aujourd’hui, joue sa survie sous chapiteau. Les projecteurs, les cris, les looks outranciers, les performances théâtrales, tout cela n’est pas qu’un divertissement : c’est un aveu. Celui d’une industrie qui sait qu’elle n’a plus le monopole du beau, et qui compense par le spectaculaire.
Le plus drôle ? Ce cirque fonctionne. Les articles pleuvent, les vidéos tournent, les hashtags explosent. Tout le monde en parle, même ceux qui jurent s’en foutre. Parce qu’on aime ça. On aime la folie, le trop, le ridicule sublime. Paris a réussi à faire de sa propre exagération une œuvre d’art. Et peut-être que c’est ça, la vraie réussite de cette Fashion Week : elle n’a pas cherché à plaire, elle a cherché à se surpasser dans le délire. Elle a compris que dans un monde saturé d’images, la seule manière d’être vue, c’est d’être inoubliable. Quitte à frôler le grotesque. Quitte à faire du sublime avec des pom-pom girls.
Bienvenue dans le Fashion Circus. Là où les podiums deviennent des stades, où les créateurs jouent les metteurs en scène, et où la mode, épuisée de se réinventer, a choisi la seule option qu’il lui restait : devenir un show. Et c’est peut-être, paradoxalement, la chose la plus honnête qu’elle ait faite depuis longtemps.
Les nouveaux dieux de la mode : reset total
Il y a une phrase qui résume assez bien cette Fashion Week 2025 : Paris a changé de dieux. Pas de panthéon nouveau, non — une reprogrammation. Une refonte du système d’exploitation du luxe. Neuf directeurs artistiques ont pris leurs fonctions cette saison, un record inédit dans l’histoire récente de la mode. Et quand on dit “neuf”, on parle de maisons mythiques, pas de start-ups du style. Dior, Balenciaga, Mugler, Margiela, bientôt Chanel. C’est comme si les piliers de la haute couture avaient décidé de redémarrer simultanément, façon “reset factory settings”.
Le premier séisme est venu de Dior. Le 1er octobre, Jonathan Anderson, le cerveau derrière Loewe, a fait ses débuts à la direction artistique féminine de la maison. Et Paris a retenu son souffle comme à l’arrivée d’un nouveau pape. Le décor : le Louvre, encore, mais cette fois sous une pyramide inversée, symbole transparent de ce que tout le monde pensait — Dior est en train de retourner son mythe. Anderson, c’est le genre de créateur qui ne fait jamais simple. Son défilé n’était pas une collection, c’était une dissection. Il a ouvert les archives de Christian Dior, découpé les codes, réassemblé les silhouettes comme un puzzle de mémoire. Le corset emblématique ? Déconstruit. Les tailles marquées ? Déformées. Les jupes New Look ? Disséquées et recousues façon origami postmoderne.
Là où Maria Grazia Chiuri avait cherché à préserver la grâce du féminin, Anderson a fait ce que font tous les nouveaux dieux : il a dynamité le temple et peint sur les ruines. Et le plus fascinant, c’est que ça a marché. La presse n’a pas parlé d’un choc, mais d’un “montage d’idées éclectiques” — comme si l’époque avait enfin accepté qu’un défilé n’ait plus besoin de cohérence, seulement de concepts. Le deuxième coup de tonnerre, c’est Miguel Castro Freitas chez Mugler. Un inconnu du grand public, mais déjà culte pour les initiés. Son premier défilé, le 2 octobre, a été une explosion visuelle : latex noir, plumes holographiques, vinyle qui colle à la peau comme une seconde armure. Un retour à la sensualité dangereuse de l’ère Mugler, mais filtrée par une génération élevée à Internet, à l’androgynie et au glitch.
Castro Freitas a fait du corps une matière première, pas un sujet. Là où d’autres prônent l’émancipation, lui la performe. Ses mannequins glissaient sur le catwalk comme des avatars numériques. Tout était trop — trop brillant, trop sexualisé, trop parfait — et c’est justement ce “trop” qui a captivé. Il a compris que le vrai pouvoir de Mugler, ce n’était pas le glamour, mais l’excès. Une religion du spectaculaire.
Et pendant que ces nouveaux prophètes imposaient leur vision, le public suivait chaque geste comme une messe retransmise en direct. Pierpaolo Piccioli a quitté Valentino pour rejoindre Balenciaga, un transfert perçu comme un choc tectonique. Le romantisme du drapé italien qui débarque dans le temple du cyber-gothisme ? Inimaginable, et pourtant. Le 4 octobre, son show a confirmé la prophétie : Balenciaga est entré dans sa phase renaissance. Exit les décombres, les baskets dystopiques et le nihilisme des dernières années. Piccioli a ramené la lumière, des couleurs profondes, des silhouettes architecturées mais sensuelles. Là où Demna vendait la fin du monde, Piccioli a offert l’idée qu’on pouvait encore rêver d’après. Paris a salué cette conversion comme une bénédiction — et il faut le dire, voir Balenciaga oser un peu de beauté après tant de cynisme, ça avait quelque chose d’émouvant.
Et puis, il y a Glenn Martens. Le Belge le plus imprévisible du moment, désormais aux commandes de Maison Margiela. Lui n’a pas cherché à plaire. Il a fait du Margiela pur : conceptuel, destructuré, presque punk. Son show du 4 octobre ressemblait à une autopsie du vêtement. Les tissus semblaient avoir été cousus, brûlés, ressuscités. Les modèles ressemblaient à des fantômes couture, moitié vivants, moitié données corrompues. Et pourtant, tout ça avait un sens limpide : Martens ne veut pas qu’on admire sa collection, il veut qu’on la décode. Ce qui relie tous ces créateurs, c’est une chose : ils ne se contentent pas de dessiner des vêtements. Ils redéfinissent la fonction même de la direction artistique. Dans les années 90, un DA incarnait le style d’une maison. En 2025, il incarne sa stratégie culturelle. Son influence dépasse la mode : c’est un content architect, un philosophe visuel, un chef d’orchestre du désir collectif. Anderson, Piccioli, Martens, Freitas — chacun rejoue à sa manière la même partition : celle de la renaissance du sens dans une industrie épuisée par le bruit.
Mais cette renaissance n’a rien d’angélique. Elle s’accompagne d’une violence symbolique : celle du remplacement. Derrière chaque nouveau nom, il y a un licenciement feutré, un héritage effacé. Le public célèbre la nouveauté, mais oublie que ce “reset” permanent est aussi une manière de cannibaliser les créateurs. On les adule, on les use, on les jette. La vitesse à laquelle Paris change de direction artistique en dit long sur notre époque : on veut du génie, mais jetable. Ce système du toujours-nouveau fabrique des héros instantanés. Anderson chez Dior, c’est le messie du moment, mais combien de saisons avant que la presse ne demande sa tête ? Dans la mode, l’innovation est un piège : ce que tu réinventes aujourd’hui sera ta prison demain.
Et pourtant, il faut reconnaître à cette nouvelle génération un courage rare : celui d’assumer la rupture. Aucun d’eux n’essaie de “respecter la tradition”. Ils l’utilisent comme matière à combustion. Anderson tord l’héritage Dior pour le faire parler à l’ère du métavers. Piccioli transforme le nihilisme Balenciaga en prière chromatique. Martens fait du trauma textile une esthétique. Ils créent non pas malgré le chaos, mais avec le chaos. Et c’est ce qui les rend fascinants. Ce “reset total” est donc plus qu’un changement de garde : c’est un changement de paradigme. Paris, longtemps temple du classicisme, devient laboratoire du remix. L’élégance n’est plus une ligne, c’est une tension. La beauté n’est plus un idéal, c’est un champ de bataille.
Regarde bien les visages dans les front-rows : Madonna, Rosalía, Zendaya — des femmes qui incarnent à elles seules trois décennies de mutation culturelle. Elles viennent voir les nouveaux dieux non pas pour acheter, mais pour comprendre où va la civilisation du style. Et la réponse, c’est peut-être celle-ci : le pouvoir a changé de forme. Il ne s’exerce plus par la stabilité, mais par la réinvention constante. Cette Fashion Week a des allures d’Apocalypse chic. Tout se transforme, tout brûle, tout renaît. Et Paris, une fois encore, prouve qu’elle ne meurt jamais vraiment : elle reboot. Chaque nouveau directeur artistique y devient une version bêta de l’époque, un correctif, une tentative de patcher le sens perdu du luxe.
Et si c’était ça, le vrai manifeste de cette saison ? La mode ne cherche plus la perfection, elle cherche la mise à jour. Les dieux ont changé, mais le culte est resté le même : celui de l’éternelle nouveauté.
Ghost inclusivity : les podiums en 2025 sont toujours taille 34
Paris adore parler de liberté, d’audace et de féminité. Mais sur ses podiums, la liberté a toujours la même silhouette : une taille 34, perchée sur 12 centimètres de talons, l’air spectral, comme si la chair elle-même avait été bannie du storytelling. Cette saison, l’écart entre le discours et la réalité est devenu abyssal. Les chiffres ne mentent pas : à la Fashion Week 2025, 1 % des mannequins étaient midsize, 0,1 % plus-size. Oui, zéro-virgule-un. L’équivalent d’un fantôme perdu entre deux podiums. On appelle ça la “ghost inclusivity” : cette illusion d’ouverture où tout semble célébrer la diversité, sauf les corps. Le body positive a été tellement marketé qu’il s’est vidé de sa substance. À Paris, il ne reste plus qu’un écho — un concept affiché sur les communiqués de presse, puis effacé des podiums dès que les projecteurs s’allument. Pendant que Londres ou New York osent des silhouettes diverses, Paris persiste à faire défiler l’idéal anorexique de son âge d’or, comme si la mode française vivait dans une salle des miroirs sans sortie de secours.
Ce paradoxe est presque comique, si ce n’était pas si pathétique. On parle d’une capitale qui s’enorgueillit de son avant-gardisme, mais qui se fige dans une vision préhistorique de la beauté. La même ville où Dior renverse des pyramides et où Louboutin transforme ses défilés en Super Bowl, est incapable d’imaginer une femme au-delà du 38. Une ironie qui frôle la satire. Et pourtant, l’époque réclame l’inverse. Sur TikTok, les créatrices midsize et plus-size explosent. Sur Instagram, la mode inclusive s’est imposée comme un langage visuel dominant. Même les marques de fast-fashion, pourtant décriées, ont compris que montrer des corps réels vend plus que la perfection clinique. Paris, elle, reste bloquée dans un fantasme de porcelaine : des corps presque désincarnés, calibrés pour exister sous un certain angle de lumière, un certain silence du ventre, une certaine négation du réel.
Le cas Hermès est presque tragiquement exemplaire. La maison, réputée pour sa rigueur et son excellence artisanale, a été saluée parce qu’elle a fait défiler… une seule mannequin hors-norme. Une. On en est à féliciter le minimum vital. C’est comme applaudir un restaurant étoilé pour avoir ajouté un plat végétarien en 2025. Paris se contente de gestes symboliques et les habille d’un vernis moral. Le reste du temps, elle préfère s’inventer des combats dans des campagnes publicitaires aseptisées, où l’inclusivité se réduit à la couleur de peau ou à un casting d’âges variés — tant qu’ils restent minces, bien sûr. Ce refus du corps réel n’est pas anodin. Il dit quelque chose de la peur viscérale du luxe : la peur de perdre le contrôle. Le corps qui déborde, le ventre qui s’arrondit, la chair qui vit — tout cela échappe au cadrage. Le luxe, lui, ne supporte pas le débordement. Il aime les lignes, les angles, la maîtrise absolue. La minceur devient une forme de discipline esthétique, un symbole de domination : sur soi, sur le temps, sur la matière. Et cette obsession est si profondément ancrée dans la culture française que même les créateurs les plus progressistes s’y heurtent.
Regarde Dior, justement. Jonathan Anderson a déconstruit le corset, mais pas la norme. Il a questionné la forme, pas la taille. Les silhouettes étaient radicales, mais toujours effilées, élancées, idéalisées. Le corset se brise, mais les proportions restent figées. Et ce paradoxe résume tout : on prêche la liberté tout en gardant le cadre. Le problème n’est pas seulement moral, il est esthétique. En refusant la diversité corporelle, Paris se prive de textures, de volumes, d’inattendus. Les créateurs parlent sans cesse de “dialogue entre le vêtement et le corps”, mais le corps qu’ils convoquent est un fantasme unique, stérile, sans surprise. Résultat : la créativité s’épuise, les silhouettes se répètent, les mannequins se fondent les unes dans les autres comme des copies carbone. Même la provocation finit par tourner à vide quand elle s’adresse toujours au même corps.
Et quand une maison tente une incartade, le système la remet en place. On se souvient encore du tollé suscité, quelques saisons plus tôt, par la présence d’une mannequin réellement ronde sur un podium parisien : certains journalistes avaient parlé d’“effet de mode déplacé”. Comme si l’existence d’un corps non conforme relevait d’une expérimentation artistique, pas d’une normalité humaine. Cette résistance systémique est d’autant plus troublante que, dans le même temps, la mode multiplie les discours de vertu. “Empowerment”, “inclusivité”, “self-expression” : autant de mots-miroirs brandis comme des boucliers. Les communiqués de presse parlent d’audace, les shows mettent en avant la diversité… ethnique. Le reste, on ne le nomme pas. Le corps réel est le grand absent, celui qu’on évite de convoquer parce qu’il renvoie à ce qu’on cherche à effacer : la vulnérabilité.
Paris veut être moderne, mais sans le désordre du vivant. Et c’est bien là que le bât blesse. Car le monde de 2025 est tout sauf linéaire. Il est fluctuant, mouvant, métissé, queer, contradictoire. Il est tout ce que la mode devrait incarner : la capacité de transformer l’instabilité en art. Et pourtant, ses podiums restent d’une homogénéité clinique. Ce n’est pas seulement un retard esthétique, c’est une dissonance culturelle. Pendant ce temps, les créateurs émergents – ceux du “off-calendar” – osent ce que les grandes maisons refusent. Les labels comme Vertebrae ou Duran Lantink bricolent avec des formes hybrides, des prothèses, des morphologies augmentées ou exagérées. Lantink, justement, a fait défiler des silhouettes dotées de faux seins grotesquement exagérés, presque monstrueux : une caricature du fantasme, une provocation contre l’idéal lisse. Et ce contraste est révélateur : là où les jeunes créateurs utilisent la déformation pour questionner la norme, le luxe continue de la sanctifier.
Pourquoi Paris ne change-t-elle pas ? Parce qu’elle s’adresse encore à la même clientèle, celle qui achète pour s’extraire du réel, pas pour s’y reconnaître. Parce que le luxe français n’a pas besoin de diversité pour vendre ; il a besoin de désir, et le désir reste, dans son imaginaire, lié à la rareté — y compris celle du corps. Montrer un corps “ordinaire”, c’est risquer de casser le mythe. Et dans un marché où tout se joue sur le symbole, le mythe est plus rentable que la vérité. Mais cette logique se fissure. Le public, lui, n’est plus dupe. Les réseaux sociaux ont changé la hiérarchie : les créatrices indépendantes, les mannequins non conformes et les influenceuses body-positives construisent leurs propres podiums, leurs propres audiences. Et quand tu vois des millions de vues sur une vidéo d’essayage midsize pendant que les grands shows parisiens stagnent, tu comprends que le vrai pouvoir de séduction est en train de migrer.
Ce que Paris n’a pas compris, c’est que la révolution de la représentation n’est pas une question de quota, mais de regard. Tant qu’on filme le corps féminin comme un produit à lisser, tant qu’on l’éclaire pour en effacer la peau, tant qu’on le chorégraphie pour qu’il s’efface, il ne sera jamais inclus. Il sera toléré, au mieux, entre deux campagnes d’inclusivité sponsorisées. Paris continue à régner, mais son règne a des fantômes. Des mannequins invisibles. Des designers qui n’osent pas briser la norme. Des spectatrices qui ne se voient nulle part. Ghost Inclusivity : c’est le nouveau mot d’ordre d’une industrie qui veut paraître consciente tout en restant anesthésiée. Et dans ce grand cirque visuel qu’est devenue la mode, la seule chose vraiment subversive, ce ne serait pas de défiler nue, mais simplement de défiler réelle.
Renaissance rétro : la nostalgie sous stéroïdes
À force de parler de futur, Paris a fini par rembobiner. Cette Fashion Week 2025 n’a pas seulement remis les années 20, 80 ou 2000 sur le podium : elle a carrément fait de la nostalgie sa nouvelle ligne directrice, son fil rouge, son ADN repackagé. Le futur est trop flou, trop anxiogène. Alors la mode s’est rabattue sur ce qu’elle sait faire de mieux : recycler le passé jusqu’à ce qu’il paraisse visionnaire.
Dès le 29 septembre, l’ambiance était donnée. On inaugurait au Grand Palais “Virgil Abloh: The Codes”, première rétrospective dédiée à l’ex-directeur artistique de Louis Vuitton et créateur d’Off-White, mort en 2021. Un temple érigé à la mémoire d’un homme qui avait justement passé sa vie à brouiller les frontières entre couture et culture populaire. L’exposition était brillante, émouvante, calibrée comme un biopic de génie parti trop tôt. Et à l’extérieur, un pop-up Colette refaisait surface, fantôme bleu du mythique concept store disparu en 2017. Paris, cette semaine-là, ressemblait à un musée qui se rejouait lui-même : la ville de la création en boucle, qui pleure ses idoles tout en vendant leurs reliques en édition limitée. La nostalgie, dans la mode, a toujours été une stratégie. Mais cette saison, elle a pris des airs de religion. Chaque maison s’est trouvée un passé à ressusciter, comme si l’avant était devenu le seul territoire encore sûr. Lanvin, sous la direction de Peter Copping, a été l’un des plus explicites : retour assumé aux années folles, aux coupes droites, aux franges charleston et à l’opulence discrète des années 1920. Le créateur l’a justifié par une analogie presque poétique : les années folles, c’était une décennie d’émancipation, de contradictions et d’ivresse après la guerre. Et si 2025, avec son chaos social, écologique et numérique, était notre nouvelle 1925 ? L’idée est séduisante — mais aussi révélatrice d’un malaise : quand la modernité fait peur, on cherche refuge dans les mirages du passé.
Sur le papier, tout cela semble cohérent. Dans les faits, la nostalgie s’est transformée en véritable booster commercial. Les maisons vendent du souvenir comme d’autres vendent des NFT. Elles fabriquent une illusion rassurante : un passé stylisé, filtré, upscalé. Les archives deviennent des assets, les héritages des leviers marketing. Le rétro, c’est la nouvelle innovation — sauf qu’au lieu de créer, on restaure. Dior cite son New Look, Chanel rejoue Gabrielle en hologramme, et Lanvin recrée la frivolité des années folles en 4K. Le problème, c’est que cette frénésie du passé finit par tourner à la parodie. Tout le monde s’inspire de tout le monde, et plus personne ne se demande pourquoi. On assiste à une sorte de boulimie esthétique : la mode recycle ses icônes comme Hollywood recycle ses franchises. Virgil Abloh devient un personnage historique avant même que son influence ait eu le temps de s’inscrire dans la durée. Colette renaît pour trois semaines, juste le temps de vendre des tote bags à 200 euros et de servir d’alibi émotionnel aux journalistes. Et pendant ce temps, les jeunes créateurs peinent à émerger sous le poids de cette mémoire fétichisée.
Mais la nostalgie a ceci de pervers qu’elle flatte autant qu’elle enferme. Paris se rêve en gardienne du style, et pour cela, elle s’accroche à ses mythes : les couturiers divins, les muses éternelles, les silhouettes immuables. Madonna en front-row du show Saint Laurent a incarné à elle seule cette mythologie recyclée : 67 ans, reine indétrônable de la pop, assise au premier rang avec sa fille Lourdes, les deux en total look noir, photographiées comme une apparition mystique. Les médias ont commenté leur présence comme un signe, une bénédiction du temple. Mais ce que cette image raconte surtout, c’est la manière dont la mode recycle ses icônes pour se rassurer. On ne célèbre pas Madonna pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle fut. Elle devient symbole, relique vivante, preuve que le culte continue.
Ce culte du “c’était mieux avant” dépasse les podiums. Il infiltre la texture même des vêtements : les tissus choisis, les palettes sépia, les accessoires vintage reconstitués. Même les formats de show semblent rétros : défilés à l’ancienne, invitations papier, musiques analogiques. On assiste à une résistance douce contre le monde digital — comme si la nostalgie était la dernière manière d’affirmer une authenticité. Une nostalgie presque punk, paradoxalement : refuser la vitesse, préférer le souvenir au scroll. Mais cette résistance est à double tranchant. Car ce que la mode appelle “héritage”, c’est souvent une manière élégante de dire “peur du présent”. Derrière le vernis patrimonial, on sent la crispation d’un milieu qui ne sait plus quoi raconter. L’avant-garde n’a plus de terrain, alors elle rejoue ses classiques. Ce n’est plus un mouvement esthétique, c’est une stratégie de survie.
Et le plus fascinant, c’est que le public suit. Parce que le consommateur aussi a peur. Peur du monde qui s’effondre, des IA qui créent à leur place, des tendances qui durent trois jours. Alors il s’accroche à des repères : un logo familier, une silhouette reconnaissable, une musique des années 80 remixée pour la centième fois. La nostalgie, c’est le confort cognitif de la mode. Elle permet de sentir du neuf sans vraiment avancer. Certaines marques jouent cette carte avec brio, d’autres avec cynisme. L’exposition Abloh, par exemple, a su transformer l’hommage en manifeste. En retraçant son parcours entre streetwear et couture, elle rappelait que la nostalgie pouvait être vivante, créatrice — un pont, pas un mausolée. Mais la plupart des défilés se contentent de remonter le temps sans en tirer de sens. C’est du passé à usage décoratif : une esthétique de musée que l’on scrolle sans y entrer.
Le plus ironique, c’est que cette overdose de nostalgie arrive au moment où la culture populaire, elle, commence à en sortir. La musique, le cinéma, même la télé, cherchent désormais à échapper à la boucle des remakes. Mais la mode, non : elle reste prisonnière de son miroir. Elle a fait du souvenir un capital, de la mémoire une marchandise. Elle transforme la mélancolie collective en business model. Alors oui, on peut saluer la beauté des franges chez Lanvin, la poésie d’un tailleur revisité ou la classe intacte de Madonna. Mais on ne peut s’empêcher d’y voir une forme d’auto-cannibalisme chic. La mode consomme sa propre histoire, un peu comme un animal en cage qui se mord pour se prouver qu’il existe encore. Et chaque morsure devient un hit Instagram, chaque cicatrice une capsule limitée.
Au fond, ce n’est pas de la nostalgie qu’on nous vend. C’est de la mémoire emballée sous cellophane. Une mémoire rentable, reproductible, glamour. Et le luxe, dans cette équation, joue le rôle du conservateur high-tech : il préserve le passé à coups de budget marketing, jusqu’à ce que plus rien ne respire vraiment. Paris, cette semaine-là, n’était pas en train d’innover. Elle était en train de se souvenir — mais de manière obsessionnelle, presque compulsive. Et dans ce trop-plein de références, on a vu poindre une vérité troublante : si la mode regarde autant derrière elle, c’est peut-être parce qu’elle ne sait plus à quoi ressemble l’avenir. La nostalgie, c’est la nouvelle forme de luxe : un passé qu’on peut encore s’offrir.
Underground couture : la vraie révolution se passe hors calendrier
On dit toujours que Paris est la capitale de la mode. C’est faux. Paris est la capitale de l’hommage, du souvenir, du logo. La mode, la vraie, s’est réfugiée dans les marges — dans les entrepôts vides, les parkings sous fluorescents et les ateliers où l’on fume encore au-dessus des tissus. Le luxe fait du storytelling, l’underground, lui, fait du bruit. Cette semaine, pendant que les journalistes s’entassaient devant les palais pour photographier des visages qu’ils connaissent déjà, un autre Paris se réveillait. Celui des créateurs qu’aucune maison ne sponsorise, qui cousent la nuit sur des tables bancales et postent leurs shows en 4G instable. C’est là que la mode respire encore, sans styliste, sans parfum, sans attaché de presse.
Luis de Javier, par exemple, n’a pas “défilé”. Il a ouvert une caméra. Vingt-quatre heures de direct. Pas de front-row, pas de musique : juste la chaleur d’un fer à repasser, des éclats de voix, des mains qui tremblent. Le spectateur ne voyait pas un produit fini, mais la tension derrière la couture – la fatigue, la peur de rater. C’était du punk digital, mais sans slogan. Le luxe vend du silence, lui a montré la respiration. Et cette respiration, captée en temps réel, valait mille robes en latex. Ailleurs, sur la place Vendôme, le duo Matières Fécales a transformé le marbre en champ de ruines. FKA Twigs s’est tenue au centre, presque immobile, comme un écho d’un futur sans filtres : cheveux trempés, pantalon lacéré, regard fixe. Les passants filmaient, certains riaient, d’autres détournaient le regard. Ce n’était pas un “défilé”, c’était une perturbation : une manière de dire que la beauté n’est plus là où on la place, mais là où on l’évite.
Et puis il y a eu cette scène presque absurde : sous les poutres du métro Passy, Julie Kegels, jeune créatrice belge, présentait sa collection devant cinquante personnes. Bruit des rames, odeur métallique, ciel gris — et soudain, Rosalía s’assoit sur une chaise pliante. Sans communiqué, sans tapis, sans caméra officielle. Juste elle, les vêtements, et la ville qui passe au-dessus. Une star mondiale dans un décor de béton, venue soutenir une fille qu’elle ne connaît pas. L’instant a duré trois minutes et a fait le tour d’Internet : preuve qu’il reste dans cette industrie des moments qui ne s’achètent pas. Pendant ce temps, les grandes maisons parlent de “rupture”, mais elles font du bruit en circuit fermé. Elles ont besoin de démesure pour se sentir vivantes. Les jeunes créateurs, eux, n’ont rien à prouver : ils ont déjà tout perdu, sauf la liberté. Ils savent qu’on ne reconquiert pas l’attention avec des hologrammes, mais avec du vrai – de la matière, du souffle, du corps.
Victor Weinsanto l’a compris mieux que quiconque. Sa robe sculptée en bois, mi-corset, mi-armure, sentait la scie et la colle. Elle n’était pas faite pour “flatter la silhouette”, mais pour rappeler que la couture est née d’un geste manuel, pas d’un rendu 3D. Dans une salle minuscule, les spectateurs touchaient la surface, entendaient le craquement du bois. On aurait dit un rituel, pas un défilé. Ce genre de moment n’a pas besoin d’être partagé : il se grave directement dans la mémoire, comme une brûlure. Ce que ces créateurs incarnent, c’est la revanche du tangible sur le concept. Les grandes marques se noient dans le symbolique ; eux, dans la substance. Ils n’ont pas peur de l’échec, parce que leur échec fait partie du spectacle. C’est une génération qui n’essaie pas d’être “innovante” — elle essaie juste d’être réelle, ce qui, en 2025, est déjà révolutionnaire.
Et ça, Paris ne sait plus le gérer. L’underground la renvoie à ce qu’elle a perdu : la sueur, l’accident, la maladresse. Les maisons rêvent d’émotion, mais elles ont désinfecté tout ce qui pouvait encore en produire. L’émotion ne passe pas par un communiqué, elle passe par une couture qui tremble, une musique mal calée, un silence un peu trop long. Le hors-calendrier, c’est ça : la permission de rater magnifiquement. On pourrait croire que ces gestes sont isolés. En réalité, ils redessinent le centre de gravité de la mode. Les grands shows ont les budgets, les petits ont les regards. Et ce déplacement du pouvoir est silencieux, presque imperceptible, mais irréversible. On ne veut plus du spectacle, on veut du contact. Pas du storytelling, du vécu. Le vêtement ne doit plus “raconter une histoire” : il doit en porter les cicatrices.
Cette couture parallèle n’a pas besoin de validation, parce qu’elle n’attend rien. Elle vit dans le flux, dans le glitch, dans le “presque raté”. Elle est à l’image de son époque : fragmentée, bancale, trop rapide pour être archivée. C’est une mode qui préfère la crasse du monde à son vernis. Elle ne prétend pas le dominer ; elle veut juste s’y inscrire, une épingle à la fois. Il y a quelque chose de bouleversant à voir ces créateurs bricoler sous les ponts pendant que les grandes maisons érigent des cathédrales éphémères. Comme deux versions d’un même rêve : l’une dorée, l’autre nue. Et si on y regarde bien, la plus sincère des deux n’est pas celle qui brille. Parce que la lumière, ici, vient du frottement, pas du spot.
L’underground ne s’oppose pas au luxe ; il le précède. Il lui rappelle d’où il vient, avant que les budgets et les hashtags n’enferment tout dans une esthétique de musée. C’est une mémoire vivante, pas un manifeste. Pas besoin de front-row, de champagne ou de prêt-à-citer. Juste des êtres humains, des tissus, un espace et un instant. Le reste est facultatif. Ce n’est pas un “mouvement”, ni une “tendance”. C’est un instinct de survie. Quand tout devient spectacle, le silence devient révolutionnaire. Et ce silence, on ne le trouve plus au Louvre ni à la Samaritaine, mais dans un studio humide de Belleville, dans un garage du 18e, dans un flux vidéo qui pixelise à minuit. Là où la mode cesse d’être industrie pour redevenir ce qu’elle aurait toujours dû rester : un cri.
La mode en psychanalyse : crise d’identité couture
Si la Paris Fashion Week 2025 devait avoir un thème non officiel, ce serait la thérapie. Tout le monde semblait vouloir se confier. Les créateurs, les maisons, les mannequins, les spectateurs — chacun exposait sa blessure sous forme de collection. Ce n’était plus une célébration de la mode, mais une séance collective de psychanalyse sous projecteurs. Et plus la mise en scène brillait, plus on sentait la fêlure. Dior questionnait son héritage, Mugler son corps, Balenciaga sa culpabilité, Lanvin sa mémoire, Louboutin son besoin de reconnaissance. Même le public n’était pas épargné : il venait moins pour voir que pour être vu, moins pour désirer que pour exister dans le regard des autres. C’est peut-être ça, la plus grande révélation de cette saison : la mode ne nous habille plus, elle nous diagnostique.
Paris a toujours joué le rôle du miroir : refléter ce que le monde n’ose pas dire à haute voix. Mais cette fois, le miroir s’est fissuré. Derrière les paillettes et les pyramides inversées, on devinait un mal plus profond : une perte de sens. Le vêtement n’est plus un langage, c’est une langue morte. Tout le monde l’utilise, plus personne ne le comprend vraiment. On ne s’habille plus pour se distinguer, on s’habille pour appartenir — ou, pire encore, pour se protéger. Les défilés de cette saison ressemblaient à des rêves d’inconscients : des scènes symboliques, pleines d’angoisses travesties. Le sport chez Louboutin, c’était la peur du vide ; la pyramide inversée de Dior, le fantasme du contrôle ; la nostalgie des années 20 chez Lanvin, le déni du présent. Chacun projetait ses obsessions et ses traumatismes sur le tissu. La couture n’était plus un art du vêtement, mais une tentative de guérison.
Le problème, c’est que la mode adore l’idée de thérapie, mais refuse la guérison. Elle veut explorer la blessure, pas la soigner. Parce qu’une mode en paix, ce serait une mode sans désir — et sans désir, plus rien ne se vend. Alors elle s’invente des crises pour rester vivante : crise de sens, crise d’identité, crise du corps, crise du regard. Tout est crise, parce que la stabilité est la seule chose qu’elle ne peut pas styliser. Ce qui frappe, dans ce Paris-là, c’est la lucidité. Les créateurs savent qu’ils tournent en rond. Ils le disent, ils le montrent, ils le subliment. Ils savent que chaque robe est une question déguisée en réponse, que chaque show est une séance de divan déguisée en célébration. Et peut-être que c’est ça, le futur du luxe : non pas la perfection, mais la névrose sublimée.
Au fond, la mode ne parle plus de couture. Elle parle de nous. De notre manière de remplir le vide avec du brillant, d’appeler ça du goût parce qu’on n’a plus le temps de sentir. Ce n’est plus une industrie : c’est une psyché collective, habillée de soie. Les podiums ne montrent pas ce que nous portons, ils montrent ce que nous craignons : vieillir, disparaître, devenir quelconques. Chaque show est une séance de groupe où l’on rejoue la même angoisse : être regardé sans être compris. La mode fait semblant de se réinventer, mais elle tourne en rond, comme nous tous dans nos boucles de dopamine. Même ses excès sentent la thérapie ratée. Les corsets déconstruits, les chorégraphies absurdes, les hommages à des morts récents : tout ça parle d’un monde qui ne sait plus comment guérir. Peut-être que la mode n’est pas malade. Peut-être qu’elle est juste lucide. Elle a compris avant tout le monde que l’avenir n’existe plus vraiment — seulement des versions remixées du passé et des désirs recyclés. Et c’est peut-être ça, la seule vérité qu’elle dit encore sans mensonge : la beauté, aujourd’hui, c’est d’assumer qu’on ne sait plus quoi faire du futur.
Tu viens d’écouter un fragment de monde. Une Fashion Week où tout vacille, où même les coutures doutent. Si ça t’a parlé, c’est peut-être parce que toi aussi tu sens cette fissure : celle entre ce qu’on montre et ce qu’on est. C’est ce fil-là que je tire, épisode après épisode, dans Cappuccino & Croissant — là où la pop culture devient miroir, où l’art, la musique et la société s’entrelacent pour dire ce que les vitrines taisent. Mon univers, c’est ce point d’équilibre entre la réflexion et la pulsation : les récits, les sons, les mondes que je construis pour comprendre comment on tient debout dans un siècle qui s’effrite. Tu peux y entrer par où tu veux : un épisode, un livre, une chanson — tout est relié, comme une conversation continue sur la beauté, le chaos et ce qu’il reste de vrai quand la mise en scène s’effondre. Reviens quand tu veux. On sert le café brûlant, les idées un peu trop lucides et les vérités qu’on aurait préféré ne pas entendre.





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