Milan fait son cinéma : quand la Fashion Week devient un festival de films
- Harmonie de Mieville

- 30 sept.
- 22 min de lecture

On croyait encore naïvement que la Fashion Week servait à présenter des vêtements. Printemps/Été 2026 à Milan a prouvé exactement l’inverse. Ici, les robes et les tailleurs n’étaient que des figurants, des accessoires secondaires dans une mise en scène plus vaste : celle d’un cinéma parallèle, où les créateurs se sont pris pour des réalisateurs, les mannequins pour des acteurs, et les podiums pour des plateaux de tournage. Ce n’était pas une semaine de mode, mais une salle obscure grandeur nature. Tout a commencé avec Gucci. Pas de défilé, pas de podium. Demna, fraîchement débarqué à la tête de la maison, a choisi d’ouvrir sa nouvelle ère par un court-métrage satirique baptisé The Tiger, où Demi Moore joue une “Barbara Gucci” parodique au milieu d’une famille italienne stéréotypée. Le public a applaudi, non pas une collection, mais un scénario. Le défilé est devenu projection, et Milan, festival.
Versace a enchaîné en reprenant la caméra de Pasolini. Décor : une demeure bourgeoise milanaise imparfaite, digne de Teorema. Silhouettes : sexy, provocantes, mais pensées comme des personnages. Dario Vitale, nouveau maître du jeu, n’a pas seulement présenté des vêtements : il a déroulé une intrigue cinématographique, où chaque robe devenait une scène, chaque bouton un cliffhanger. Et Diesel ? Glenn Martens a transformé Milan en chasse au trésor futuriste. Cinquante-cinq silhouettes enfermées dans des capsules transparentes, disséminées dans la ville, comme autant d’œufs à découvrir grâce à un QR code. Une performance interactive, plus proche de la série dystopique que du catwalk traditionnel. Là encore, la mode a cédé le pas à une expérience narrative.
Dans ce contexte, même Bottega Veneta a semblé tourner son documentaire, et Armani, son ultime générique de fin. Le fil rouge est limpide : cette Fashion Week n’était pas un concours de tendances, mais une bataille de scénarios. Chaque maison a voulu écrire son film, brouillant la frontière entre couture et cinéma, entre mode et mise en scène. Alors oubliez les récapitulatifs couleurs, tissus et coupes : aujourd’hui, on va parler de Milan comme d’Hollywood. Parce que la vraie tendance P/E 2026, ce n’est pas la lingerie apparente ou le tailoring gris, mais la cinématisation totale de la mode. Et croyez-moi : ça vaut bien un ticket de cinéma, cappuccino compris.
Gucci, ou quand la mode s’installe dans les salles obscures
La plupart des maisons aiment la métaphore. Elles se disent “architectes du vêtement”, “poètes de la coupe”, parfois même “alchimistes du tissu”. Mais cette saison, Gucci a décidé d’aller beaucoup plus loin : Demna n’a pas voulu être styliste, il a voulu être réalisateur. Pas de podium, pas de catwalk, pas de mannequins alignés dans une chorégraphie réglée au millimètre. Non : Gucci a présenté un film. Et rien que ça, c’est un geste révolutionnaire — ou blasphématoire, selon qu’on se place dans le rang des puristes de la mode ou du côté de ceux qui en ont marre de voir défiler les mêmes robes sous les mêmes spots. Le film en question s’intitule The Tiger. Pas une énième campagne publicitaire déguisée, mais un vrai court-métrage, réalisé par Spike Jonze et Halina Reijn. On y retrouve Demi Moore, campant une “Barbara Gucci” fictive, caricature d’icône mondaine italienne, entourée de sa famille dysfonctionnelle. Ajoutez un décor théâtral, des dialogues ciselés, une dose d’humour grinçant, et vous obtenez une sorte de soap opera satirique revisité par un auteur indé. Milan a retenu son souffle : fallait-il encore appeler ça un défilé, ou fallait-il acheter un billet de cinéma ?
Ce choix dit tout du pari de Demna. Après avoir quitté Balenciaga dans un nuage de polémiques, il arrive chez Gucci avec une réputation : provocateur, cynique, obsédé par la manière dont la mode se frotte à la société de consommation. Plutôt que de rassurer, il a décidé de secouer. Son premier geste officiel est donc un pied de nez aux conventions : pas de vêtements à commenter, mais une projection de trente minutes. Le message est limpide : si vous voulez juger Demna sur les ourlets et les sacs, vous allez devoir attendre. En attendant, il préfère qu’on discute de son univers, de ses idées, de sa capacité à transformer la maison Gucci en laboratoire narratif. Évidemment, ce n’est pas la première fois qu’une maison flirte avec le cinéma. On se souvient des courts-métrages de Chanel, des capsules Dior filmées comme des clips musicaux. Mais ce qui distingue The Tiger, c’est le courage du remplacement. Là où les autres marques utilisent le film comme une extension marketing, Demna en fait le centre de gravité. Il n’y a rien d’autre. C’est le défilé lui-même, réinventé en projection. Un geste radical, qui place Gucci dans une nouvelle temporalité : la maison ne veut plus seulement défiler deux fois par an, elle veut raconter des histoires qui s’écoutent, se regardent, se discutent comme des films.
Et ça fonctionne. Parce que The Tiger n’est pas une pub déguisée. C’est une satire. Le personnage de Barbara Gucci incarne à elle seule la dérive des dynasties de luxe italiennes : l’obsession du paraître, l’hystérie familiale, le ridicule d’un certain glamour devenu caricature de lui-même. Demna ne se contente pas de produire des vêtements, il met en scène le mythe Gucci pour mieux le dynamiter. On n’est plus dans la célébration du patrimoine, on est dans le démontage en règle du storytelling qui a porté la maison jusqu’ici. Et paradoxalement, c’est peut-être la meilleure façon de lui redonner un souffle. La presse traditionnelle a d’ailleurs hésité : comment couvrir une “collection” sans vêtements ? Certains médias ont résumé le film en se réfugiant derrière les apparitions de stars au dîner qui suivait — Gwyneth Paltrow, Serena Williams, Demi Moore évidemment. Mais en procédant ainsi, ils ont raté l’essentiel : Gucci a déplacé le terrain de jeu. La maison dit désormais aux journalistes : si vous voulez couvrir nos défilés, vous devez adopter un regard critique non pas sur un lookbook, mais sur une narration. Vous devez analyser des archétypes, des symboles, des dialogues. Autrement dit, Gucci oblige la presse mode à se comporter comme critique cinéma.
Et si c’était là le vrai geste subversif de Demna ? Non pas seulement lancer une nouvelle silhouette, mais forcer tout un écosystème — journalistes, influenceurs, acheteurs — à se positionner sur un autre registre. La mode, pour lui, n’est plus un objet, mais une mise en scène. Ce qu’on achète, ce n’est pas une robe, c’est une scène de film portable, un morceau d’histoire à enfiler. Reste une question : est-ce que ça marche commercialement ? Parce que le public mode adore les concepts, mais il faut aussi vendre des sacs. C’est là que le second geste de Demna prend tout son sens : le lookbook “La Famiglia”. Une série de silhouettes, shootées en parallèle, reprenant les archétypes italiens les plus clichés — la bourgeoise milanaise engoncée, la glamoureuse provinciale, le patriarche austère. De quoi alimenter Instagram, rassurer les acheteurs et rappeler que oui, Gucci continue de produire des vêtements. Mais ces vêtements, eux aussi, sont déjà des personnages. Pas de silhouettes anonymes : chaque look est une caricature vivante, prête à entrer dans un scénario.
C’est peut-être ça, l’avenir de Gucci sous Demna : devenir un studio à la croisée du cinéma et de la mode. Chaque collection comme une saison de série, chaque look comme un personnage, chaque campagne comme un spin-off. Ce qui semblait une provocation à Milan pourrait devenir le modèle de demain, dans un monde où la narration compte autant que le produit. Et là, Gucci se place en pionnier. Alors, fallait-il aimer The Tiger ? Pas forcément. Mais fallait-il le prendre au sérieux ? Absolument. Parce que dans un calendrier saturé de défilés interchangeables, Gucci a prouvé qu’il était encore possible de surprendre. En remplaçant le podium par l’écran, la maison a transformé la Fashion Week en festival de cinéma. Et que ça plaise ou non, tout le monde en a parlé. Mission accomplie.
Versace : Pasolini en talons aiguilles
Il y a toujours deux façons d’hériter d’une maison mythique. La première : se figer dans l’ADN comme un archiviste scolaire, répéter les codes comme des psaumes, et espérer que la nostalgie suffira à vendre des sacs. La seconde : plonger les mains dans les tripes du mythe, choisir les morceaux qui vous obsèdent, les recracher avec une voix nouvelle et accepter de déplaire. Dario Vitale a choisi la deuxième. Et heureusement, parce qu’on n’avait pas besoin d’un photocopieur supplémentaire dans une maison qui a déjà survécu à toutes les déclinaisons de la Méduse. Vitale n’a pas invoqué Donatella, comme beaucoup s’y attendaient. Il a convoqué Gianni. Pas Gianni le logo, pas Gianni le “glamour Versace” de surface, mais Gianni le narrateur. Celui qui savait que la mode est toujours un scénario : un corps, une attitude, une provocation. Et pour le mettre en scène, Vitale a puisé son inspiration non pas dans les bibliothèques de la Via Gesù, mais dans un autre monument italien : Pasolini. Oui, Versace a fait défiler Pasolini. Pasolini remixé en talons aiguilles, bien sûr, mais Pasolini quand même.
Le décor, déjà, disait tout : la Pinacothèque Ambrosienne transformée en villa bourgeoise imparfaite. Pas un podium léché, mais une série de pièces mal rangées, avec lit défait, coiffeuse encombrée, salle à manger où le cristal n’a pas été repassé. On aurait dit les restes d’une fête interrompue. Le tout évoquait directement Théorème de Pasolini, ce film où un mystérieux étranger désorganise la vie réglée d’une famille italienne bien sous tous rapports. Ici, l’étranger, c’était Vitale lui-même : débarqué chez Versace, il venait troubler l’ordre établi, injecter du désir et du désordre dans une maison parfois corsetée par son propre culte. Les silhouettes ? Un hommage assumé aux années 80–90, mais passées au filtre d’une sensualité crue. Jeans taille haute déboutonnés, robes dos-nu maintenues par un seul bouton, brassières-bijoux en strass qui n’avaient pas peur de ressembler à des chaînes de soirée. Et surtout, ces power shoulders énormes, patchworks de cuir, qui criaient Gianni à chaque couture. Mais attention : ce n’était pas du vintage repompé. C’était de la mémoire réinterprétée, comme si Vitale avait ouvert la garde-robe de sa mère dans les années 90, en avait extrait les souvenirs, et les avait remontés en couture. Il a d’ailleurs avoué que sa principale inspiration venait de ses propres souvenirs d’enfance face aux tenues de sa mère – preuve que l’héritage Versace n’est pas seulement dans les archives, mais dans la mémoire collective italienne.
Le casting, lui aussi, racontait un film. Pas une armée de clones longilignes, mais une galerie de personnages. Ici une silhouette rappelant la vamp exubérante des soap operas, là un look masculin-féminin rappelant l’iconographie queer underground des années 90. On était dans une dramaturgie. Chaque modèle semblait avoir un rôle, un arc narratif. Versace redevenait théâtre, et le public était invité à regarder la pièce plutôt qu’à cocher des tendances. La presse a parlé de “sexy”, comme si ça suffisait. Mais réduire ce défilé à une nouvelle vague de nudité chic, c’est rater le sous-texte. Ce que Vitale a fait, c’est proposer une autre définition du glamour. Pas le glamour photoshopé, pas le glamour d’Instagram. Un glamour imparfait, un glamour où le lit est défait, où les boutons tiennent à peine, où la robe menace de glisser. C’est une esthétique du presque, du fragile, du moment qui bascule. Un glamour qui ne rassure pas, mais qui excite parce qu’il est instable. Et c’est là qu’on retrouve Pasolini. Dans Théorème, la famille bourgeoise s’effondre au contact du désir, au point de ne plus savoir qui elle est. Chez Vitale, c’est pareil : le défilé Versace montre une famille de looks impeccablement imparfaits, menacés par le désir qui coule entre les coutures. Le spectateur n’assiste pas à une démonstration de savoir-faire, mais à une perturbation. Et dans une industrie obsédée par la perfection millimétrée, ce geste est subversif.
La réception ? Enthousiaste, mais nerveuse. On sentait que les critiques voulaient applaudir mais qu’ils ne savaient pas encore sur quel ton. Les comparaisons avec Alessandro Michele à ses débuts chez Gucci sont revenues : même audace, même volonté de tout renverser d’un coup. Mais ce parallèle est trompeur. Michele travaillait sur l’accumulation baroque. Vitale travaille sur le dénuement sensuel. Michele disait “regardez tout ce que je peux ajouter”. Vitale dit “regardez ce que je peux enlever sans que ça tombe”. Deux révolutions, mais pas le même langage. Et puis il y avait le contexte industriel. On oublie souvent que Versace appartient désormais au groupe Prada. Un détail ? Pas du tout. C’est la première fois que la maison défile sans Donatella à la barre. L’absence de la grande prêtresse blonde a été ressentie comme un vide, mais aussi comme une libération. Vitale ne joue pas dans l’ombre d’une icône : il joue avec l’héritage Gianni, directement. Et en cela, il repositionne Versace non plus comme un empire familial, mais comme une scène ouverte où l’histoire peut être réécrite.
On pourrait croire que cette réinvention ne concerne que les podiums. Mais non. C’est un repositionnement culturel. Vitale offre aux nouvelles générations un Versace qui parle de désir comme expérience, pas comme produit. “Ce n’est pas le sexe en soi, mais la mémoire du sexe”, disait-il. Traduction : le vêtement ne vend plus une image, il vend une sensation différée, un lendemain de fête, un parfum qui traîne. Et ça, c’est radicalement contemporain, parce qu’on vit dans une époque où l’expérience prime sur l’objet. Alors, fallait-il aimer ce Versace ? Là encore, peu importe. Ce n’était pas une collection à aimer, c’était une pièce de théâtre à recevoir. Comme dans les films de Pasolini, il n’y avait pas de résolution, pas de conclusion confortable. Juste un dérangement. Et si c’est ça la nouvelle identité de Versace, alors on peut dire que Vitale a réussi son entrée : il n’a pas cherché à plaire, il a cherché à troubler. Et dans une industrie saturée d’images parfaites, troubler, c’est peut-être la seule vraie façon d’être moderne.
Diesel : Milan transformée en plateau de tournage
Il y a les maisons qui dressent des podiums. Et puis il y a Diesel. Glenn Martens, fidèle à sa réputation de perturbateur professionnel, a décidé qu’un catwalk, c’était trop petit, trop fermé, trop excluant. Alors il a pris la ville entière et il en a fait un plateau. Pas une métaphore : Milan, ses rues, ses places, ses passants distraits, sont devenus les figurants d’un défilé hors normes. Bienvenue dans la mode-chasse au trésor, édition printemps/été 2026. Le principe était simple, mais génialement absurde : cinquante-cinq silhouettes enfermées dans des capsules transparentes, en forme d’œufs, disséminées un peu partout dans Milan. Chaque capsule contenait un mannequin figé dans un look Diesel, une sorte de poupée vivante exposée comme une œuvre d’art sous cloche. Pour les découvrir, il fallait scanner un QR code, suivre une carte, et arpenter la ville comme si l’on traquait des Pokémon rares. Résultat : des badauds qui se retrouvaient à photographier des mannequins-œufs entre deux gelati, des fashion insiders courant dans les ruelles pour compléter la collection comme des gamins en pleine chasse aux Panini.
Ce n’était plus un défilé. C’était un jeu grandeur nature. Martens a compris une chose que beaucoup refusent d’admettre : la génération qui consomme la mode aujourd’hui n’a pas envie de s’asseoir sur un banc doré pendant vingt minutes pour regarder défiler des inconnus. Elle veut participer, documenter, partager. Elle veut être actrice, pas spectatrice. Diesel a donc offert exactement ça : un défilé que vous deviez mériter, une mode que vous deviez chercher, comme un secret à débloquer. Et quelle ironie délicieuse : Diesel, marque historiquement associée au mass-market du jean, est celle qui démocratise le plus le rituel élitiste du défilé. Plus de front row réservé aux célébrités, plus de badges VIP. À Milan, les passants du dimanche ont eu le même accès que les rédactrices en chef de Vogue. Le QR code ne discriminait pas : il suffisait d’un smartphone. On peut appeler ça du marketing malin. On peut aussi appeler ça une claque à tout un système d’exclusivité soigneusement entretenu par les maisons de luxe.
Le contenu, lui, restait fidèle à l’univers Martens : du denim, bien sûr, retravaillé à l’extrême, effiloché, déconstruit, hybridé avec du sportswear futuriste. Des silhouettes qui ressemblaient à des survivants stylés d’un monde post-apocalyptique. On pouvait y voir des combinaisons en patchwork, des manteaux translucides, des pantalons lacérés qui semblaient sortis d’une rave interdite dans un bunker soviétique. Bref : du Diesel pur jus, mais mis en scène comme un parc d’attractions dystopique. La presse, un peu déboussolée, a tenté de commenter. Certains y ont vu une révolution inclusive : enfin, un défilé ouvert, accessible, participatif. D’autres ont levé les yeux au ciel : trop gadget, trop TikTok, pas assez couture. Mais c’est précisément ce clivage qui fait la force du projet. Diesel n’essaie pas de plaire à tout le monde. Diesel essaie de parler à ceux qui trouvent les défilés traditionnels poussiéreux. Et soyons honnêtes : ce public-là est plus nombreux que les front rows ne veulent l’admettre.
Martens a même réussi à jouer avec la temporalité. Au lieu du direct figé d’un show classique, où tout est consommé en vingt minutes, son dispositif a étalé l’expérience sur des heures, voire des jours. Les silhouettes, enfermées dans leurs œufs, attendaient patiemment d’être découvertes. Le défilé est devenu non pas un moment, mais une durée, une exploration. À l’heure où tout se vit en “snack content” de quinze secondes, Diesel a inventé le binge-watching IRL : une série de looks que vous deviez collecter, un par un, dans un scénario urbain. Et au-delà du coup marketing, il y avait un geste politique. Diesel posait une question simple : qui a le droit de voir la mode ? Depuis toujours, la réponse était : une élite. Glenn Martens a répondu : tout le monde. Non pas par discours inclusif, mais par dispositif concret. Un défilé dans les rues, gratuit, ouvert, sans dress code, sans liste d’invités. Une sorte de démocratisation sauvage, où le citoyen lambda croise la rédactrice mode et où les deux doivent tendre leur téléphone pour débloquer le même QR code.
Ce qui est fascinant, c’est que ce projet résonne avec la ville elle-même. Milan est une métropole qui vit pour sa mode, mais qui en est souvent exclue. Les habitants voient les files d’attente, les limousines, les tapis rouges, sans jamais entrer. Diesel a renversé la logique : Milan n’a pas accueilli la Fashion Week, Milan était la Fashion Week. Chaque rue est devenue podium, chaque place un décor, chaque passant un figurant. La ville, au sens propre, a défilé. Alors oui, on peut ironiser : Martens a fait du Pokémon Go version denim. Mais ce serait ignorer la portée culturelle. Parce qu’en un geste, il a déplacé la définition même du défilé. Ce n’est plus un show, c’est une expérience collective. Ce n’est plus une chorégraphie réservée à une poignée d’invités, c’est une chasse au trésor offerte à tous. Et dans une époque où l’attention se gagne à coup d’événements viraux, Diesel a frappé juste. Pendant plusieurs jours, tout Milan n’a parlé que de ses œufs. Mission virale accomplie.
Le vrai paradoxe ? Derrière l’apparente frivolité, Diesel a peut-être signé l’une des critiques les plus sévères du système. En enfermant ses mannequins dans des capsules transparentes, Martens a mis en scène la condition même de la mode contemporaine : des corps exposés, figés, réduits à des images de consommation, que l’on admire à travers une vitre avant de passer au suivant. Un musée de la vanité moderne, livré en libre-service. L’auto-dérision est violente, mais elle est efficace. À la fin, on ne sait plus si on a vu un défilé ou une performance artistique. Et c’est probablement la meilleure conclusion. Diesel a brouillé les genres, transformant la Fashion Week en happening urbain, la mode en installation, les vêtements en objets de quête. À Milan, Glenn Martens a rappelé que le futur du défilé n’était peut-être pas un podium, mais un jeu. Et que dans ce jeu, tout le monde pouvait participer.
Bottega Veneta : l’archive documentaire
Si Gucci a fait un film satirique et Versace une pièce de Pasolini en talons aiguilles, Bottega Veneta a choisi un autre format cinématographique : le documentaire. Pas de satire hystérique ni de décor sexuel trouble. Ici, Louise Trotter a pris le temps, les archives et la mémoire comme sujet. Pasolini aurait sûrement levé les yeux au ciel, mais Agnes Varda aurait applaudi. Car pour son premier défilé à la tête de la maison, l’ex-Joseph et Lacoste s’est installée dans une posture d’ethnographe du luxe. Elle n’est pas venue raconter son ego, elle est venue raconter l’histoire de Bottega. Et ce détail change tout. Alors que nombre de nouveaux directeurs artistiques arrivent avec des obsessions personnelles à plaquer sur la maison qu’ils reprennent, Trotter a ouvert les tiroirs, dépoussiéré les archives, et décidé que son premier film serait un documentaire d’auteur.
Le pitch ? Une plongée dans les années 1966 à 1977. Une époque où la femme italienne s’émancipait, où le cuir intrecciato devenait une signature, où la maison posait les bases de ce qui allait devenir son ADN. C’est ce passé-là que Trotter est venue filmer – au sens figuré, évidemment – et retranscrire sur le podium. La mise en scène ressemblait à un plan fixe : sobre, cadré, concentré. Pas de décor extravagant, pas d’artifice. Comme dans un documentaire où l’image brute suffit, Trotter a laissé parler les vêtements. Et les vêtements, eux, ont raconté un récit de savoir-faire, de matières et de mémoire. Des tailleurs imposants avec revers en cuir verni, comme pour rappeler la rigueur de l’époque. Des trenchs en nappa, fluides mais solides, comme des images en noir et blanc qu’on aurait colorisées. Des robes cintrées qui semblaient directement sortir d’un cliché d’Helmut Newton.
Et puis, rupture narrative : ces pulls monumentaux réalisés en fibre de verre recyclée, peints dans des couleurs primaires saturées. Des pièces qui rebondissaient presque à chaque pas du mannequin. Là, Trotter insère son commentaire : l’archive est vivante, mais elle n’est pas figée. Elle peut absorber l’innovation, la technologie, l’écologie. Comme un documentaire contemporain qui juxtapose archives jaunies et interviews en 4K. Ce qui fascinait, c’était le contraste : d’un côté, le respect sacré de l’héritage ; de l’autre, la volonté de le perturber doucement, subtilement, par petites touches de modernité. Pas de grand soir, pas de coup de tonnerre. Trotter a choisi l’évolution patiente. Une approche quasi scientifique, comme un documentaire de la BBC : plan par plan, détail par détail, sans hystérie mais avec rigueur.
Et soyons honnêtes : c’est courageux. Parce que dans une industrie qui adore les “moments Instagram”, Trotter a offert un défilé qui demandait de la concentration. Pas de robe volcanique qui fait hurler le front row, pas de gimmick visuel à transformer en GIF. Juste des vêtements qui racontent un chemin. Autant dire que certains influenceurs ont dû s’ennuyer ferme. Mais c’est justement le pari : parler aux yeux qui savent voir, pas à ceux qui scrollent en diagonale. Il y avait quelque chose de touchant dans cette sobriété. Comme si Trotter disait : “Avant de courir vers mon interprétation, regardons ensemble ce qu’a été Bottega.” Elle se met en retrait, elle s’efface, pour donner la parole à la maison. Une humilité rare, et qui contraste violemment avec la tendance actuelle des DA-star-system qui veulent absolument tout renommer à leur image.
Pour autant, ne croyez pas que Trotter a fait un musée poussiéreux. Son documentaire était vivant, habité, traversé de gestes d’avenir. Ces pulls en fibre de verre recyclée, par exemple, ne sont pas qu’un clin d’œil écologique. Ils sont aussi un manifeste esthétique : montrer qu’un matériau industriel peut devenir couture, qu’un rebut peut devenir icône. C’est une manière de dire que l’intrecciato, en 2026, n’est plus seulement un savoir-faire artisanal, mais aussi une technique de réinvention permanente. Et là, on touche à quelque chose de fondamental : le style documentaire de Trotter correspond parfaitement à l’ADN Bottega. Cette maison n’a jamais été une hystérique du logo ou du bling. Elle a toujours cultivé une élégance discrète, une sobriété sophistiquée. Elle n’a jamais crié, elle a toujours murmuré. Trotter n’a donc pas trahi, elle a amplifié ce murmure. En transformant la mode en enquête, en retraçant le chemin de l’artisanat au futur, elle a offert la version la plus cohérente de Bottega qu’on pouvait imaginer.
Bien sûr, les critiques ont été partagés. Certains y ont vu une entrée “trop sage”, manquant de panache. D’autres ont salué la précision et la justesse. Mais là encore, c’est la logique du documentaire : il ne cherche pas à faire sensation, il cherche à témoigner. Et le témoignage de Trotter est clair : Bottega ne sera pas transformée en cirque, elle restera une maison qui parle de vêtements, pas de bruit. On peut même aller plus loin. Dans le contexte actuel où toutes les grandes maisons veulent devenir des franchises culturelles, Bottega choisit une autre voie : l’approfondissement. Là où Gucci se rêve en studio de cinéma et Versace en théâtre de désir, Bottega se rêve en institut d’histoire vivante. Et c’est peut-être ça, l’innovation la plus radicale : refuser l’excès, pour rappeler que la mode peut encore être sérieuse.
C’est là que la métaphore du documentaire prend tout son sens. Un documentaire n’est pas spectaculaire au premier regard. Il demande du temps, de l’attention, une curiosité pour les détails. Mais une fois qu’on s’y plonge, il construit une mémoire durable. C’est exactement ce que fait Trotter : elle préfère que sa collection reste comme une archive fiable, plutôt que comme une image virale vouée à disparaître dans 24 heures de stories. Et si on doit parler de tendance, c’est peut-être celle-ci : la réhabilitation du temps long dans la mode. Une industrie qui court après la hype permanente a besoin de respirer. Et Bottega offre cette respiration. Comme une voix off calme au milieu d’un montage frénétique. Comme un plan séquence qui dure quand tout le reste est en jump cut. Alors oui, ce n’était pas le show le plus sexy de Milan. Mais c’était peut-être le plus intelligent. Parce qu’il a rappelé que derrière les paillettes et les happenings urbains, la mode reste un artisanat, une culture, un récit. Et que ce récit mérite parfois un documentaire plutôt qu’un blockbuster.
Armani : le générique de fin
Il y a des défilés qu’on attend pour voir l’avenir, et d’autres qu’on regarde pour dire au revoir au passé. Cette saison, Giorgio Armani a signé son ultime apparition à Milan. Et si Gucci a fait un film, Versace un drame pasolinien et Diesel un happening dystopique, Armani a offert ce que personne n’ose appeler : un générique de fin. Pas un show, pas une “collection capsule hommage” bricolée par un studio marketing. Un vrai générique. Sobre, clair, avec un souffle d’émotion qui vous serre la gorge. Armani, ce n’est pas seulement un nom sur une façade de la via Manzoni. C’est cinquante ans d’une silhouette, d’une philosophie, d’une Italie raffinée qui ne criait jamais. Là où Versace hurlait, Armani chuchotait. Là où Gucci se déguisait, Armani épurait. Son dernier défilé a résumé tout cela : une ode à la retenue. Des coupes souples, des tons neutres, cette fameuse lumière Armani qui donne l’impression que les vêtements flottent entre ombre et clarté. Pas de surenchère, pas de provocation. Comme si le couturier disait : “Je ne vous dois rien de plus, j’ai déjà tout dit”.
Le contexte rendait tout plus intense : Armani est mort quelques jours avant la Fashion Week. Tout Milan savait que ce défilé était son dernier mot. Et pourtant, il n’avait rien d’un requiem. Pas de larmes orchestrées, pas de dramaturgie facile. Au contraire, une élégance calme, presque stoïque. Le défilé s’est déroulé comme si de rien n’était, mais chaque regard, chaque note de musique, chaque pas avait une gravité nouvelle. On ne regardait pas une collection, on assistait à une révérence. Il faut dire que Giorgio Armani avait préparé sa sortie comme il a construit sa carrière : avec contrôle. Il n’a jamais aimé le chaos, il n’a jamais joué le jeu du scandale. Jusqu’au bout, il a écrit son propre script. Les rumeurs disent qu’il avait choisi chaque look, chaque lumière, chaque geste de ce dernier show, conscient que ce serait sa conclusion. C’est peut-être la chose la plus Armani qu’on puisse imaginer : chorégraphier ses adieux sans en faire un spectacle.
Et c’est exactement ce qui s’est passé. Les mannequins défilaient dans un silence respectueux, presque religieux. Le public retenait son souffle. Pas de front row hystérique, pas de smartphones levés comme dans une salle de concert. C’était un moment suspendu, une parenthèse où l’industrie, d’ordinaire si pressée, a accepté de ralentir. Armani a toujours prêché pour le temps long, pour une mode qui dure. Il a réussi à imposer son tempo une dernière fois. La réception a été unanime. Même les critiques les plus cyniques ont dû baisser les armes. On ne peut pas ironiser sur un homme qui a tenu cinquante ans en imposant une vision claire et sans compromis. Armani, c’était la rigueur du tailleur, l’architecture douce, l’idée que l’élégance ne devait jamais être tapageuse. Son dernier défilé a été exactement ça : un rappel de ce qu’il a donné à la mode, et de ce qu’elle perd avec lui.
Mais ce qui est fascinant, c’est que son générique de fin a aussi servi d’ouverture pour les autres. Parce que si Gucci, Versace, Diesel et Bottega ont pu s’agiter dans leurs narrations respectives, c’est aussi parce qu’Armani était là, en arrière-plan, garant d’une continuité. Avec lui disparaît une certaine définition de la mode italienne : celle qui se construisait sur la rigueur, le détail, la constance. À sa place, une nouvelle génération prend le relais, plus narrative, plus cinématographique, plus spectaculaire. Son dernier show est donc un pivot : l’adieu à une époque, et le début d’une autre. La soirée des Sustainable Fashion Awards à la Scala a renforcé cette impression de générique. Armani y a reçu un prix posthume, le Legacy Award. Sur l’écran, une vidéo retraçait ses cinquante ans de carrière, et les témoignages s’enchaînaient. C’était littéralement le générique : noms, images, muses, souvenirs. Le cinéma est revenu boucler la boucle : Armani, qui n’a jamais joué le spectacle, a eu droit à son montage final. Sobre, élégant, efficace. À l’italienne.
Et c’est là que l’on mesure l’originalité d’Armani. Dans une semaine milanaise où tout le monde cherchait à scénariser, à transformer la mode en film ou en happening, lui a fait l’inverse : il a refusé la narration. Il a présenté ses vêtements sans surenchère, comme il l’a toujours fait. Et paradoxalement, c’est ce refus qui a produit l’émotion la plus forte. Comme si, face à l’excès des autres, Armani avait rappelé que la seule vraie histoire que la mode doit raconter, c’est celle des vêtements eux-mêmes. Il y a quelque chose de profondément cinématographique dans ce silence. C’était un générique à la Tarkovski, long, lent, qui ne cherche pas à faire pleurer mais à laisser une trace. Une fin qui n’en rajoute pas, mais qui impose sa densité. C’est peut-être ça, la leçon ultime d’Armani : dans un monde saturé de spectacles, le vrai luxe est de ne rien ajouter. La mode italienne perd son maestro. Mais elle gagne un symbole : l’idée qu’une carrière peut se conclure sans hystérie, sans explosion finale, juste par une élégance tenace. Comme une lampe qui s’éteint doucement, mais dont la lumière persiste longtemps après. Armani a tiré son rideau. Mais son ombre continue de traverser Milan.
Conclusion – Milan, Hollywood alternatif
La Fashion Week de Milan Printemps/Été 2026 n’a pas vraiment eu lieu. Du moins, pas sous sa forme traditionnelle. Ce qu’on a vécu, ce n’était pas une suite de défilés, mais un festival de films déguisé en calendrier mode. Gucci a ouvert le bal avec une satire filmée, Versace a enchaîné avec un drame pasolinien, Diesel a organisé un happening interactif digne d’un blockbuster dystopique, Bottega a monté son documentaire d’archives, et Armani a tiré son générique de fin. On attendait des vêtements : on a eu un programme complet, du court-métrage au film d’auteur, en passant par la performance de rue et le documentaire patrimonial. Le plus ironique, c’est que tout cela n’est pas une simple excentricité. C’est le signe d’une transformation profonde. La mode n’est plus uniquement une affaire de tissus et de coupes : elle est devenue une industrie de récits. Chaque maison cherche son langage narratif, son format cinématographique. On ne demande plus à un défilé de présenter une collection, on lui demande de produire une émotion, un scénario, une expérience. Gucci invente des personnages, Versace des intrigues, Diesel des quêtes urbaines, Bottega des archives vivantes, Armani des adieux élégants. La mode devient cinéma parce que le cinéma est le seul langage capable de contenir cette avalanche de symboles.
Et c’est là que Milan se distingue. Paris reste l’apanage de la haute couture, New York celui du marketing global, Londres celui de l’expérimentation punk. Mais Milan, cette saison, a inventé son propre terrain : la cinématisation de la mode. Les créateurs milanais ont compris que le public contemporain, nourri aux séries et aux réseaux sociaux, ne veut plus seulement voir un vêtement. Il veut une histoire dans laquelle se projeter, un rôle à endosser, un épisode à partager. Alors bien sûr, on pourra toujours résumer cette Fashion Week à ses tendances : la lingerie apparente, le tailoring dystopique, le jaune chartreuse. Mais ce serait manquer l’essentiel. Le vrai héritage de Milan P/E 2026, c’est d’avoir transformé les podiums en écrans, les mannequins en personnages, les passants en figurants. C’est d’avoir brouillé la frontière entre catwalk et caméra, au point qu’on ne sache plus si l’on sortait d’un défilé ou d’une projection.
Armani, en tirant son rideau, a scellé la fin d’une époque. Une mode sobre, silencieuse, centrée sur le vêtement. Dans son sillage, Gucci, Versace, Diesel et Bottega ont ouvert une ère nouvelle : une mode narrative, cinématographique, expansive. Milan n’est plus seulement la capitale du prêt-à-porter italien : c’est devenu un Hollywood alternatif, où chaque maison écrit son film. La question est simple : et nous, spectateurs, sommes-nous encore là pour acheter des vêtements, ou pour acheter des histoires ? Si la réponse penche vers la deuxième option, alors cette semaine de septembre 2025 ne fut pas seulement une Fashion Week. Ce fut le pilote d’une nouvelle série, où la mode ne défile plus : elle se projette. Et croyez-moi, le ticket vaut autant qu’un cappuccino.
Et si vous pensez que Milan a déjà tout donné… détrompez-vous. On n’en est qu’au premier acte. Parce que Cappuccino & Croissant ne s’arrête pas là : on enchaîne avec Paris Fashion Week, ses drames, ses égéries et ses génies en crise existentielle. Autant dire que le cinéma continue, version grand écran. En attendant, vous pouvez prolonger l’expérience hors micro. Mon univers est partout :
– Les livres, pour plonger dans mes mondes narratifs, entre essais pop, science-fiction glitchée et contes stellaires.
– La musique, parce que mes morceaux racontent ce que les mots ne suffisent pas à dire, disponibles sur toutes les plateformes.
– Le podcast, évidemment, qui continue chaque semaine à décortiquer la pop culture avec sarcasme et lucidité.
– Et bientôt l’émission radio en live, parce que les cappuccinos sont meilleurs quand on les partage en direct.
Vous pouvez suivre, soutenir, commenter, et surtout entrer dans le cercle : tout est lié, tout est interconnecté, et chaque projet nourrit les autres. Alors abonnez-vous, partagez, et préparez-vous : la saison des Fashion Weeks ne fait que commencer, et je vous promets que Paris vaudra le détour. Parce que la mode n’est plus un défilé, c’est une série. Et ici, vous avez toujours l’accès aux épisodes en avant-première.





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