Fast Fashion : qui peut encore s’habiller ?
- Harmonie de Mieville
- 1 juil.
- 16 min de lecture
Dernière mise à jour : 30 juil.

Tu es dans une boutique de prêt-à-porter. Lumière trop blanche. Odeur synthétique de plastique neuf et de sueur mal ventilée. Une vendeuse passe à côté de toi sans te voir. Sur les portants : des tee-shirts brodés de slogans féministes mal traduits, des jeans déjà troués à 45€, et un mannequin sans tête en 34 qui porte un sweat « empowered » en lettres roses.
Tu regardes l’étiquette. “Fabriqué au Bangladesh.” Composition : polyester, espoir, et quelques fibres d’aliénation. Tu fais un tour, tu essaies d’avoir l’air normale. Tu cherches ta taille, ton style, ton prix. Tu ne trouves rien. Tu sors. Tu commandes sur ton téléphone dans le métro. Trois robes Shein, livrées en quatre jours, pour le tiers du prix. Tu sais que c’est mal. Tu le fais quand même. Parce que t’es crevée. Parce que t’as pas les moyens. Parce que t’as envie d’être jolie ce week-end. Et que t’as pas signé pour que s’habiller soit devenu un test de moralité.
Alors quand le 10 juin 2025, le Parlement français annonce fièrement l’adoption de la première loi anti-ultra-fast-fashion au monde, tu pourrais presque te sentir soulagée. Presque. Une taxe par article, des restrictions de pub, la fin des retours gratuits, un encadrement du modèle Shein – enfin un geste fort contre la pollution textile et l’esclavage dissimulé derrière les haul TikTok. Et pourtant, quelque chose dérange.
Parce que dans cette loi, il y a un non-dit. Un flou qui gratte. Une couture mal tirée. On prétend moraliser l’industrie… mais à quelle condition ? Et surtout : pour qui ? Qui va vraiment payer cette transition ? Qui va continuer à avoir accès à des vêtements abordables ? Qui va rester coincé entre la honte, la précarité et les rayons vides ? Et si cette loi, au lieu de révolutionner la mode, ne faisait qu'en renforcer les angles morts ?
Dans cet épisode de Cappuccino & Croissant, on va plonger dans le textile de la République. Décortiquer les promesses, recoudre les réalités. Parler d’écologie, bien sûr, mais aussi de corps, de classe, de fripes hors de prix, de malus mal placés, et de ce que ça veut dire, en 2025, de s’habiller quand on n’est pas la cliente rêvée de la mode durable.
Prépare-toi à retourner l’étiquette. À voir ce qu’il y a derrière la mention “transition écologique”. Et à comprendre pourquoi, dans ce pays, même s’habiller peut devenir un privilège.
Une loi couture ou du patchwork politique ?
Dans la lumière tamisée d’un Sénat qui a vu passer plus de costumes trois-pièces que de tailleurs grande taille, une phrase tombe comme un dé à coudre en plomb : "La France devient le premier pays au monde à encadrer la fast fashion."
Applaudissements feutrés. Clichés de rigueur. Hashtag fierté nationale.
Sur le papier, la loi adoptée le 10 juin 2025 a tout pour plaire. Une sorte de rêve mouillé d’attaché de presse : protéger la planète, sauver nos centres-villes, et mettre un malus sur ce crop-top fluo à 3,99 € qu’on a toutes commandé un soir de blues, entre une pub anti-cellulite et une crise existentielle.
Mais comme dans toute histoire textile, ce qui compte, c’est ce qu’il y a sous les coutures. Et spoiler : ce projet de loi, c’est pas du sur-mesure pour tout le monde. C’est un patchwork politique, avec des pièces découpées au scalpel par des lobbys, des coutures tirées au forceps, et une doublure qui gratte si t’as pas le bon profil fiscal.
D’abord, qu’est-ce que la loi vise vraiment ? Pas la fast fashion au sens large — oh non. C’est la "mode ultra rapide" qui est ciblée. Comprenez : Shein, Temu, et leurs 12 000 nouveaux produits par jour. Les gros poissons venus de Chine, pas ceux qui paient leur TVA à Valenciennes.
Alors oui, le texte tape fort : interdiction totale de pub pour ces plateformes, étiquetage environnemental obligatoire, malus par article (5€ dès 2025, 10€ en 2030, avec un joli plafond à 50 % du prix), suppression des retours gratuits, taxe sur les colis hors-UE… L’idée : faire comprendre à Shein qu’il n’est plus le bienvenu dans nos dressings, ni dans nos ports.
Mais attention, tout est dans le dosage. Le décret d’application précisera les seuils qui définissent ce qu’est l’ultra fast fashion. Et tu sens déjà que ces seuils seront positionnés pile au-dessus de Zara, H&M ou Kiabi. Coïncidence ? Tu connais la réponse.
Le Sénat a d’ailleurs été limpide : "Cette loi ne doit pas toucher les enseignes traditionnelles d’entrée de gamme." Comprenez : Shein, out. H&M, bisous.
Pourquoi ? Parce que ces enseignes paient leurs impôts ici. Parce qu’elles font vivre les centres-villes. Parce que Primark embauche. Parce qu’objectivement, punir une marque française qui vend du coton bio à 29€ en 3 tailles XS n’aurait pas fait bon genre.
Et donc oui, la loi a été ajustée, rabotée, repassée à plat ventre pour ne pas froisser les grandes marques européennes. Elle prétend réguler une industrie entière, mais en réalité, elle crée deux catégories : les barbares du e-commerce chinois… et les gentils distributeurs responsables du coin de ta galerie marchande.
C’est ce qu’on appelle en couture un "point invisible". Le genre de ficelle que seul un œil averti repère. Et le tien, maintenant, est très averti.
Le tout est habillé d’un storytelling éco-friendly : la planète va mieux, les enfants aussi, et on va tous apprendre à recoudre nos chaussettes avec amour. Sauf que la planète, elle voit toujours autant de fringues être produites, juste par d’autres. Et toi, tu vas payer ton jean plus cher, ou retourner sur Vinted vendre celui que t’as acheté en double l’an dernier.
Est-ce que c’est mieux que rien ? Oui. Est-ce que c’est la révolution textile qu’on nous vend ? Non. Est-ce que c’est une loi qui punit Shein tout en sécurisant les intérêts de Zara & co ? Absolument.
Alors la prochaine fois qu’on te dit : "On va réguler la fast fashion", demande toujours : "Fast pour qui, et fashion pour qui ?"
Parce que dans ce monde-là, même les lois ont une taille standard. Et devine quoi ? Ce n’est pas toujours la tienne.
Fast fashion, slow chômage ?
Y’a une phrase qui revient souvent dans les discours politiques quand il s’agit de taper sur Shein : « Protéger nos emplois. »
Et franchement, on aurait pu y croire. Si seulement le textile français avait encore des emplois à sauver.
Petit retour dans le passé, façon film d’horreur économique : dans les années 90, on comptait encore près de 350 000 postes dans l’industrie textile en France. En 2025, on tourne autour de 40 000. Autant dire qu’il reste à peine les boutons.
Entre délocalisations en rafale, automatisation et invasion des vêtements à prix cassés, c’est toute une filière qui s’est effilochée. Résultat ? Aujourd’hui, ce sont les enseignes de distribution (type Kiabi, Zara, Primark) qui font encore tourner la boutique. Et devine qui vient leur marcher sur les lacets ? Les plateformes chinoises sans magasins, sans vendeurs, sans loyers : Shein, Temu & co.
Du coup, la loi, c’est aussi un rempart. Pas juste écolo, mais industriel. Une frontière en coton bio certifié pour empêcher que le dernier bout de textile français soit plié et rangé dans un carton expédié depuis Guangzhou.
Et pour certains, c’est déjà trop tard : Jennyfer liquidée, Naf Naf en redressement, les boutiques ferment pendant que les commandes Shein explosent. En 2023, Shein représentait 22 % des colis livrés par La Poste. Oui, tu as bien lu. Un colis sur cinq.
Pas une tendance, une razzia.
Alors quand le texte annonce une taxe par article (5€ puis 10€), une écotaxe sur les colis, la fin des retours gratuits… c’est surtout un coup de frein dans les roues de cette logistique turbo.
Le message est clair : « On ne veut plus que vous fassiez vos emplettes en un clic sur une app qui vous vend 8 robes et une crise climatique pour 40€. »
Mais — parce qu’il y a toujours un “mais” dans les plans quinquennaux — est-ce que ça va vraiment relocaliser quoi que ce soit ? Spoiler : pas tout de suite.
Les vêtements "éco-conçus" made in France, c’est 5 à 10 fois plus cher, les volumes ne suivent pas, et les consommateurs ne vont pas tous se ruer sur la maille artisanale tricotée à Lille avec amour.
Ce qu’il risque de se passer ?
Shein va s’adapter : entrepôts en Pologne, livraisons intra-UE, marketing indirect par des micro-influenceurs “non sponsorisés mais full haul”.
Les gens vont décaler leurs achats vers H&M, Zara, Vinted, Primark, voire… Amazon.
Et les classes populaires ? Elles feront comme d’habitude : elles s’adapteront. Pas parce qu’on leur propose de vraies alternatives. Parce qu’elles n’ont pas le choix.
Pendant ce temps-là, les enseignes de fast fashion “traditionnelles” se frottent les mains. Elles ont évité le couperet, peuvent augmenter leurs prix sans culpabiliser, et se présenter comme les nouveaux chevaliers verts.
Kiabi en fer de lance : du “beau et pas cher” avec une feuille verte sur l’étiquette, et pas un mot sur les salaires au Bangladesh.
C’est ça le paradoxe :
On prétend punir la fast fashion…
Mais on sauve surtout la fast fashion made in Europe.
On veut relocaliser la dignité… sans relocaliser les ateliers.
Et les influenceurs dans tout ça ? Eh bien ils peuvent dire adieu aux partenariats Shein rémunérés. Mais ils pourront toujours montrer un haul Zara, avec le #JoinLife collé dessus, histoire de garder l’illusion. Tant que ça ressemble à de la conscience, pas besoin que ça en ait vraiment.
On régule pour faire respirer un secteur sous perf’. Mais sans traitement de fond, juste un joli pansement. Un peu comme si tu mettais un patch thermocollant sur un jean troué… que t’as lavé à 90°. Spoiler : il tient pas.
“T’as qu’à maigrir et être riche” – Le mythe de la mode éthique pour tous
Imagine : tu entres dans un magasin. Tu fais plus qu’un 44. T’as un budget de 50 balles. Tu veux un jean noir, pas trop grand-mère, pas trop sac à patates, juste... portable. Tu ressors sans rien. Enfin si, peut-être une nouvelle couche de honte. Parce que dans la réalité vestimentaire française, si tu ne corresponds pas à la norme, tu n’es pas une cliente. Tu es une anomalie à corriger.
Quand on parle de fast fashion, tout le monde regarde la planète. Mais personne ne regarde le corps. Et encore moins le portefeuille. Et encore moins les deux en même temps. Le récit dominant te dit de consommer moins, mieux, plus local, plus durable. Mais ce qu’il oublie, c’est qu’une large partie de la population ne peut pas consommer autrement que comme elle le fait déjà : sous contrainte. Contraintes de taille, de budget, de mobilité, d’offres inexistantes.
En France, près de 40 % des femmes portent du 44 ou plus. Ce n’est pas une niche, c’est pratiquement la norme. Pourtant, dans la majorité des enseignes – même celles qui s’affichent engagées – les collections s’arrêtent au 42, parfois 44, rarement au-delà. Et quand c’est le cas, c’est sur internet. Tu ne peux pas essayer, tu dois deviner. Et les coupes, de toute façon, sont pensées pour des morphologies qui n’existent que dans les magazines. Chez certaines marques dites “éthiques”, tu es invisible. Ou tolérée, à condition de commander à distance et de ne pas trop exiger en matière de style.
Ce qui rend Shein si puissant dans cette histoire, ce n’est pas seulement son prix. C’est sa réponse à une attente que personne d’autre n’a jamais pris la peine d’entendre : des vêtements grande taille, tendance, disponibles, variés, abordables. Pas des pantalons fluides à pois vendus 80 € dans un recoin mal éclairé. Pas des tuniques informes sensées “flatter la silhouette”. Des crop-tops, des mini-jupes, des jeans destroy taille 52. Des fringues dans lesquelles tu peux te sentir jolie, jeune, audacieuse, vivante. Même si ton budget est serré. Même si t’as pas le corps prescrit.
Alors oui, c’est de la fast fashion. Oui, c’est souvent produit dans des conditions douteuses. Oui, ça participe à un modèle toxique. Mais c’est aussi la seule porte d’entrée vers une estime de soi vestimentaire pour des milliers de femmes qui n’ont jamais eu leur place ailleurs. Et la loi votée en juin ne leur laisse rien. Pas une alternative crédible. Pas une mesure compensatoire. Juste une injonction supplémentaire : “tu ne peux pas t’habiller chez Shein ? Tu n’avais qu’à mieux gagner ta vie. Tu n’avais qu’à perdre du poids. Tu n’avais qu’à être une autre.”
On nous parle de transition écologique. Mais comment parler de transition quand on n’a jamais été intégré au point de départ ? Quand le système de la mode éthique te dit qu’il faut acheter moins, mais mieux, il dit aussi – en creux – qu’il faut pouvoir le faire. Avoir les moyens de mettre 60 € dans un pull. Avoir le corps pour rentrer dans du L “généreux”. Avoir l’espace mental pour acheter en conscience quand ton quotidien est déjà une série de renoncements.
Et ce n’est pas une théorie. C’est du vécu. C’est les cabines d’essayage désertes parce qu’il n’y a rien à essayer. C’est les vendeuses qui te disent “on n’a pas votre taille ici, mais peut-être en ligne”, avec un sourire gêné. C’est les essayages humiliants, les vêtements qui ne montent pas aux hanches, les regards en biais. C’est aussi les influenceuses grande taille qui font des hauls Shein avec 10 articles pour 80 €, parce que c’est littéralement la seule option où elles se sentent représentées.
Alors qu’est-ce qu’on fait ? On interdit la pub, on taxe, on moralise. Mais on ne crée rien de viable à la place. On ne finance pas des marques inclusives. On ne force pas les enseignes “éthiques” à élargir leurs tailles. On ne soutient pas les friperies solidaires pour qu’elles proposent autre chose que du 36 vintage. On ne fait que supprimer, sans jamais proposer.
Et tant qu’on fera ça, Shein restera là. Parce qu’il remplit un vide. Parce qu’il comprend mieux que n’importe quelle start-up à mission ce que veulent ces clientes : pouvoir s’habiller. Juste ça. S’habiller sans honte. S’habiller sans se ruiner. S’habiller comme tout le monde.
Si on veut une mode durable, il faut qu’elle soit aussi accessible. Accessible au sens économique, mais aussi accessible au sens humain. Parce qu’on ne peut pas prétendre sauver la planète en oubliant celles et ceux qu’elle écrase déjà.
Et si la mode éthique veut être plus qu’un slogan sur un tote bag en coton bio, il va falloir qu’elle arrête de tailler ses vêtements, ses discours et ses ambitions sur mesure pour les seuls corps minces, normés, et solvables.
Vinted, vintage et vide intersidéral — les fausses bonnes alternatives
Depuis quelques années, la France a trouvé un mot magique pour se donner bonne conscience textile : la seconde main. Un peu comme si la solution à tous les désastres sociaux et écologiques de la fast fashion tenait en deux syllabes et une appli. Vinted s’est imposé comme le “sauveteur cool” de la fringue moderne : tu vends ton pull Zara de 2019, tu rachètes une robe Mango d’occasion, tu sauves la planète, et tu gagnes 3,50 € en prime. Tout ça sans quitter ton canapé.
Mais la réalité, comme toujours, est un peu plus froissée que ça.
Déjà, la seconde main, ce n’est pas l’eldorado inclusif qu’on nous vend. Parce que pour vendre, il faut avoir des vêtements en bon état, tendance, de marques “recherchées”. Et pour acheter, il faut… faire un 38-40. À croire que dans le monde parallèle de Vinted, au-delà du L, les gens n’ont plus le droit de s’habiller. Les grandes tailles sont rares, souvent surcotées, et les choix se résument vite à des leggings fatigués ou des robes informes de 2014. Si tu veux du stylé ET du 48, bonne chance.
Et puis il y a les prix. On t’explique que c’est économique, mais entre les frais de port, les frais de service et les vendeuses qui refourguent un tee-shirt H&M à 18 € “parce qu’il est sold out”, tu réalises que la précarité, même d’occasion, n’a pas de ristourne. Sans parler des arnaques, des colis jamais reçus, des conflits absurdes sur une tache microscopique… la seconde main n’est pas un écosystème bienveillant. C’est un marché. Brut. Codifié. Impitoyable. Et souvent classiste.
Le vintage ? Encore pire. Tu es censée croire que fouiller une friperie hors de prix dans le Marais ou porter un vieux blazer en laine qui gratte, c’est de la résistance. Mais le vintage à la mode, aujourd’hui, c’est du luxe recyclé. Des pièces triées, sourcées, survalorisées. Des jeans Levi’s 501 à 80 €, des vestes Y2K vendues 100 € sur Instagram, des bottes “usées mais stylées” à 150 €. La récup est devenue une niche premium. Les boutiques style “Seconde Main Sélective” ne s’adressent pas à celles qui cherchaient une alternative au Zara du coin, mais à celles qui ont déjà les codes, les moyens, l’aura.
Et pendant qu’on te culpabilise d’acheter du neuf à 12 €, on oublie de dire que le marché de la seconde main est lui aussi en surchauffe. Des gens achètent pour revendre. D’autres vident leur dressing tous les six mois pour “faire de la place” aux nouvelles trouvailles. Le volume est toujours là. La boulimie aussi. Sauf qu’elle est vintage-washée.
Et puis, il y a l’injonction sous-jacente. Tu n’as plus le droit de simplement acheter un vêtement. Tu dois désormais justifier, expliquer, raconter : “C’est de la seconde main”, “c’est une créatrice locale”, “c’est une récup de ma tante”. Comme si posséder un vêtement devenait un acte politique, à défendre comme une thèse. Mais parfois, on veut juste un pantalon noir qui tombe bien. Pas un manifeste.
Alors oui, la seconde main peut être une partie de la solution. Oui, elle a un potentiel écologique. Mais non, ce n’est pas une alternative pensée pour tous les corps, tous les goûts, tous les budgets. Et non, elle ne suffit pas à désintoxiquer un système construit sur la production de masse et la consommation compulsive. C’est une rustine sur une barque en feu. Une manière élégante de faire tourner la machine, tout en prétendant qu’on l’a ralentie.
La vérité, c’est que tant qu’on ne repense pas l’offre de base — ce qu’on produit, pour qui, à quel prix, avec quelle logique de saisonnalité, de taille, de style — toutes les “alternatives” resteront marginales, discriminantes, ou simplement inaccessibles. Et à force de proposer des palliatifs creux, on perpétue l’idée que si tu n’y arrives pas, c’est de ta faute. T’avais qu’à fouiller plus longtemps, t’avais qu’à mieux chercher, t’avais qu’à moins grossir.
Mais la mode, c’est pas un escape game. Et les vêtements ne devraient pas être une chasse au trésor réservée à une élite informée et compatible. Ils devraient être là. Disponibles. Abordables. Portables. Et beaux, aussi, si on peut se permettre.
Sinon, on ne sort pas du modèle Shein. On le recycle. Avec des filtres vintage.
Le dressing comme champ de bataille — ce que cette loi dit vraiment de nous
Au fond, cette loi n’est pas qu’un texte sur les vêtements. C’est une radiographie sociale. Un miroir piqué de taches de culpabilité, d’intentions écologiques, d’aveuglements économiques, et d’une vision très précise de qui mérite d’être habillé — et comment. Elle ne régule pas simplement ce qu’on porte : elle régule ce qu’on peut être, dans l’espace public, selon ses moyens, sa taille, sa ville, son rapport à la norme. Elle parle de fringues, mais elle touche à tout : pouvoir d’achat, image de soi, identité de classe, inclusion ou exclusion silencieuse.
Parce que dans ce débat, personne ne veut admettre que s’habiller, c’est politique. On préfère dire que c’est une “affaire de goût”, de “choix personnel”, voire une “lubie féminine” quand ça arrange. Mais il suffit de voir comment une ado précaire en 48 est jugée pour porter une mini-jupe Shein fluo, alors qu’une Parisienne en 36 peut oser n’importe quoi au nom du style, pour comprendre que le corps, le vêtement et la légitimité sociale sont cousus ensemble, et serrés au point de ne plus respirer.
Et c’est bien là le problème. Cette loi, avec toutes ses intentions de départ, ses ajustements stratégiques, ses malus modulés et ses exceptions bien taillées, ne change pas ce que les vêtements disent de nous. Elle ne répare pas les discriminations vestimentaires systémiques. Elle ne combat pas l’humiliation de ne rien trouver à sa taille. Elle ne corrige pas l’écart abyssal entre les discours politiques et les réalités vécues. Elle prétend moraliser le dressing, mais elle ne touche jamais à ce qui l’empoisonne vraiment : l’obsession de la conformité et la violence de la sélection sociale par l’apparence.
Ce texte législatif, c’est aussi une démonstration de force soft power. Il ne s’attaque pas aux racines du problème — production massive, précarité de la filière textile mondiale, impunité des géants occidentaux — il s’attaque au symptôme visible, au plus caricatural : la plateforme chinoise qui pousse les volumes à l’absurde. C’est plus facile. Plus télégénique. Plus compatible avec un “plan sobriété” à col blanc.
Mais pendant ce temps-là, ce sont toujours les mêmes qui trinquent. Celles et ceux qui n’ont pas les codes, pas le temps, pas les moyens. Celles et ceux qu’on culpabilise pour leurs choix de consommation alors qu’ils n’ont jamais eu le luxe d’en faire. Et au milieu, une armée silencieuse d’ados, de femmes, de travailleurs pauvres, de corps non normés, qui n’ont pas besoin d’un label “engagé”, mais juste d’un tee-shirt propre, beau, portable, abordable — et qui ne leur fasse pas honte.
Ce que cette loi dit de nous, ce n’est pas que nous voulons un avenir plus vert. C’est que nous voulons un avenir plus acceptable visuellement. Un avenir dans lequel les pauvres consomment discrètement, les gros s’habillent sobrement, les marges rentrent dans les cases, et la planète est sauvée à condition de rester photogénique. La mode, dans ce cadre-là, devient un filtre : elle ne reflète pas qui tu es, elle filtre ce que tu ne dois plus montrer.
Alors bien sûr, cette loi est un pas. Elle pose un cadre. Elle ralentit un monstre. Mais elle ne soigne pas le regard qu’on porte sur celles et ceux qui n’entrent pas dans le moule. Et elle ne crée pas de nouvelle voie. Elle ferme une porte. Sans ouvrir les autres.
Le vêtement, c’est l’interface la plus intime entre nous et le monde. C’est ce qui permet de dire “je suis là”, “je me tiens droite”, “je mérite”. Ce que cette loi oublie, c’est qu’avant d’être un pollueur, un vêtement est un refuge. Une armure. Un droit. Et que ce droit, pour beaucoup, ne tient qu’à un fil.
Et pour celles et ceux qui n’ont plus le choix ? On leur dit d’aller recoudre le peu qu’ils ont. En silence. Parce qu’à trop crier, ça ferait tache sur la photo de famille écolo.
Conclusion : ce que tu portes, ce qu’on te fait porter
On dit souvent que les vêtements ne font pas le moine. Mais dans ce monde, ils font tout le reste. Ils disent si tu es fréquentable. Si tu es conforme. Si tu es pauvre, trop grosse, trop exubérante, trop voyante. Ils disent si tu maîtrises les codes. Si tu mérites d’être écoutée. Si tu peux prétendre à un entretien, à un regard, à une considération. Et si tu ne rentres pas dans la bonne taille ou dans la bonne boutique, tant pis pour toi.
Cette loi anti fast fashion, aussi historique soit-elle sur le papier, ne résout pas le cœur du problème. Elle cible une vitrine sans jamais bousculer la boutique. Elle donne bonne conscience à une classe politique qui n’a jamais mis les pieds dans un Kiabi un 28 du mois. Elle protège les centres-villes sans les remplir. Et elle condamne Shein sans interroger ce vide qu’il est venu combler.
Parce que ce vide, il est là, partout. Dans les rayons qui s’arrêtent au 42. Dans les pantalons à 80 balles qu’on te présente comme des “investissements”. Dans les applis vintage qui te font payer 14 € pour une chemise qui sent le grenier. Et dans cette injonction perpétuelle à être une meilleure consommatrice, alors que t’as même pas de quoi être une cliente normale.
Mais la vérité, c’est que tu n’as pas à t’excuser de t’habiller comme tu peux. Tu n’as pas à porter la honte d’un système textile globalisé sur tes épaules. Tu n’as pas à racheter ton droit à l’allure par une culpabilité greenwashée.
Et si demain, on veut vraiment changer la mode, il faudra faire mieux qu’une loi bien cousue. Il faudra rendre le droit au style, à la dignité, à l’estime de soi… accessible. Pas seulement dans les mots. Dans les tailles. Dans les prix. Dans les rues. Dans la vraie vie.
Parce qu’au bout du compte, ce qu’on porte n’est pas seulement un vêtement. C’est tout ce qu’on nous fait porter avec.
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Parce que Cappuccino & Croissant, c’est plus qu’un podcast. C’est un dressing mental. Un endroit où on dépile l’actualité, les clichés, les tendances — et où on choisit, ensemble, de porter autre chose que ce qu’on nous impose.
À mardi prochain, pour un nouveau shot de lucidité en voix-off. Et en attendant… garde la tête haute. Même si t’as un tee-shirt à 4,99€. 💙
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