Et si Dieu n’avait pas de compte Instagram ? (foi, pouvoir, libre arbitre et pentagrammes mal compris)
- Harmonie de Mieville
- il y a 7 jours
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Il y a des jours où je me réveille avec l’impression d’avoir été castée dans un spin-off de Black Mirror (mais version low budget, tourné dans ma chambre de 9m², avec deux plaques à induction et un chat jugeant mes choix de croyance depuis le haut du frigo). Et puis il y a d’autres jours, où je me rends compte qu’au fond, la vraie dystopie… c’est peut-être l’histoire des religions.
J’ai grandi dans un joyeux mélange de prières murmurées à “petit Jésus”, de réunions Témoins de Jéhovah, de tests de personnalité scientologues, de pendules new-age, et de silence étouffant face à ce qui ne devait pas être dit. Un joyeux bordel spirituel, avec un arrière-goût de contrôle, d’angoisse et de culpabilité. Le genre de foi qu’on ne choisit pas, qu’on ingère à l’enfance et qui reste coincée quelque part entre le plexus solaire et les biais cognitifs.
Aujourd’hui, je ne crois plus vraiment. Mais je ne me revendique pas athée non plus. C’est plus flou, plus complexe. Je crois à la règle des trois. Je crois qu’on récolte ce qu’on sème, mais que la météo karmique est instable. Je crois que porter un pentagramme, ce n’est pas invoquer Lucifer mais juste porter sur soi une boussole de sens, même si on n’a pas encore trouvé le nord. Je crois que la foi n’a pas besoin de temple, et que le silence intérieur vaut parfois toutes les messes du monde.
Alors dans cet épisode, j’ai décidé de remettre la table. Café noir. Croissant tiède. Et une question que personne n’ose vraiment poser hors des dîners gênants en famille : qu’est-ce qu’on fait quand on croit… sans croire ? Quand on refuse les dogmes, les institutions, les textes réécrits par des hommes pour asseoir leur pouvoir, mais qu’on n’a pas envie de sombrer non plus dans le nihilisme chic des brunchs parisiens ? Est-ce qu’on peut construire une éthique, une spiritualité, une foi — sans tomber dans une secte ou un feed Instagram rempli de cristaux hors de prix ?
Je t’emmène dans une conversation intime et explosive : entre histoire des religions, neurosciences, biais cognitifs, et souvenirs qui font mal. Une analyse qui gratte là où ça fait sens. Et peut-être, une tentative sincère de poser une dernière question : et si croire, au fond, c’était surtout un choix de ne pas abandonner la complexité ?
Dieu, version bêta
Il y a quelque chose d’absurde à penser que la foi est née dans une cathédrale. La vérité, c’est qu’avant d’avoir des dogmes, des tables de lois, et des prêtres en soutane ou en costume trois pièces, les humains enterraient leurs morts dans des positions symboliques et dessinaient des bisons sur des parois avec une sorte de ferveur qu’aucun algorithme n’aurait su anticiper. On aime croire que les religions sont des systèmes organisés, rationnels, construits sur des textes sacrés — mais l’instinct religieux est antérieur au langage. Il est viscéral, archaïque. Il précède les alphabets et les rituels. La religion, dans son essence, est née dans le ventre. De la peur. Du deuil. Du vide.
Le mot religion vient du latin religare, relier. C’est charmant, presque poétique. Mais dans la pratique, ce lien a très vite cessé d’être symbolique pour devenir un outil. L’homme n’a pas inventé Dieu. Il a institutionnalisé une faille dans sa propre perception de la réalité. Là où le cerveau butait, il a plaqué une figure d’autorité. Quelque chose de plus grand. De plus fort. De plus rassurant que le chaos.
Les premières structures religieuses connues — que l’on parle des anciens temples mésopotamiens, de Göbekli Tepe en Turquie (daté de -9500 avant notre ère), ou même des premières divinités féminines associées à la fertilité — ne racontent pas une histoire de révélation, mais de hiérarchie. Ces lieux ne servaient pas uniquement à prier. Ils servaient à structurer les tribus, à désigner ceux qui savaient, ceux qui communiquaient avec “l’au-delà”, et donc ceux qui décidaient. Très tôt, la croyance a été confondue avec le pouvoir. Et cette confusion, curieusement, n’a jamais été corrigée.
Les grandes religions monothéistes n’ont pas changé cette logique. Elles l’ont perfectionnée. Le judaïsme est né dans un contexte d’exil, d’oppression, d’identité fracturée. Il a posé un Dieu unique, invisible, et donc inattaquable. Le christianisme, dans son prolongement, a été l’arme de l’Empire. Loin de la figure révolutionnaire qu’était Jésus, Rome a compris l’utilité d’unifier les masses sous un dogme. L’islam, de son côté, a consolidé une société tribale sous une Loi unique, avec un texte supposément incorruptible mais transmis… par des hommes. À chaque étape, l’outil s’affine. Le discours se purifie. Le contrôle se renforce. La religion cesse d’être une quête pour devenir une administration. Avec ses juges, ses fonctionnaires, ses pénalités.
Ce n’est pas un procès des croyants. C’est une observation historique. Car même les systèmes dits “laïques” ou philosophiques n’échappent pas à cette tentation d’ordonner le chaos en verticalité. Le confucianisme, par exemple, a façonné la Chine impériale sur des siècles — non pas en imposant un Dieu, mais une hiérarchie morale stricte où chaque être a une place, un rôle, une responsabilité envers l’ordre. Pas besoin de paradis pour contrôler une population quand la honte suffit.
La spiritualité, pourtant, n’a jamais été pensée pour cela. Ou du moins, elle ne l’est pas toujours. À la périphérie des empires, à la marge des textes, il y a toujours eu des résistances. Des femmes, souvent. Des sages sans église. Des guérisseuses, des chamans, des mystiques qui refusaient de réduire le sacré à un organigramme. On les a appelés sorcières. On les a brûlés. On les a moqués. On les a oubliés. Mais leur existence prouve une chose : la foi libre est une menace pour l’ordre.
C’est ici que le sarcasme s’étouffe. Parce que quand on gratte le vernis, on voit l’effacement. De ceux qui ne rentraient pas dans la case, de celles dont la foi n’était pas transmissible, reproductible, vendable. Il ne suffit pas de croire. Il fallait croire bien. Croire comme il faut. Croire comme on te dit.
Et c’est là, exactement là, que ma foi à moi s’est arrêtée. Ou plutôt qu’elle a refusé de se soumettre. Je n’ai jamais cessé de chercher. Je n’ai jamais cessé de ressentir. Mais j’ai cessé d’obéir. Parce qu’au fond, je ne peux pas croire en un Dieu qui demande à être validé comme une autorité. Je ne peux pas accepter un récit sacré dont chaque mot a été transcrit, sélectionné, modifié, interprété… par des hommes. À des moments clés. Pour des raisons politiques. Je ne suis pas contre les textes. Je suis contre leur usage comme outil de domination.
Quand on regarde froidement l’histoire des religions, on comprend que ce n’est pas la foi qui construit les civilisations. C’est la peur. Et c’est pour cela que les religions ont perduré. Parce qu’elles savent parler à la peur. À la peur de mourir. À la peur de l’abandon. À la peur du vide. À la peur du chaos. L’athée doit se construire seul dans un monde sans sens. Le croyant, lui, a un scénario. Une promesse. Une morale. Une punition. C’est plus confortable. C’est aussi plus dangereux.
La vraie question n’est pas de savoir si Dieu existe. Elle est de savoir ce qu’on est prêt à justifier en son nom. Les Croisades. L’Inquisition. Les lois patriarcales. Les meurtres dits d’honneur. Les conversions forcées. Les mutilations. Les exclusions. À quel moment la foi devient-elle un prétexte pour abolir le libre arbitre de l’autre ? Et surtout : quand cessera-t-on de prétendre que c’est Dieu qui parle, alors que ce sont les hommes qui écrivent ?
Peut-être qu’il est temps de désinstaller la version bêta. D’arrêter les mises à jour du dogme. De créer notre propre code. Non pas pour nier le sacré, mais pour le sortir des mains de ceux qui l’ont confondu avec le pouvoir.
Les biais de Dieu Inc.
On dit souvent que croire, c’est une affaire de cœur. Que la foi, la vraie, jaillit du ventre ou des tripes. Que c’est une évidence intérieure, un frisson d’âme, une lumière dans l’obscurité. C’est mignon. C’est aussi totalement incomplet. Parce qu’en réalité, croire, c’est surtout une réaction chimique. Une série de courts-circuits parfaitement orchestrés par un cerveau qui déteste le chaos et qui préfère une réponse bancale à pas de réponse du tout. Croire, c’est moins un acte sacré qu’un mécanisme de survie — une tentative élégante, parfois désespérée, de donner forme à l’inconcevable.
Les neuroscientifiques s’en frottent encore les lobes : dans les IRM fonctionnelles, les croyants pratiquants activent des zones cérébrales bien précises lorsqu’ils prient ou méditent. L’insula, le cortex préfrontal médian, le système limbique. Le même circuit que lorsqu’on ressent de l’amour, de la sécurité, ou une forme d’extase calme. Alors non, ça ne prouve pas que Dieu existe. Ça prouve que le cerveau est littéralement programmé pour chercher du sens, et qu’il panique sévèrement quand il ne trouve rien à quoi s’accrocher.
C’est là que les biais cognitifs s’invitent dans la conversation, comme des enfants mal élevés qui renversent ton café sur la table et repeignent ton sens critique à coups d’arguments circulaires. Le biais de confirmation est le plus bruyant d’entre eux. Il te murmure à l’oreille que si tu crois que ton Dieu te protège, alors toute chose qui ne te tue pas devient une preuve de sa bienveillance. Et si elle te tue ? C’est sûrement une épreuve, ou une leçon. Ou un plan qu’on ne comprend pas. Ce biais adore les spirales logiques. Il transforme le hasard en signe, l’absurde en message, l’échec en mission divine. Il verrouille l’interprétation jusqu’à étouffer toute alternative.
Mais il n’est pas seul. Le biais d’autorité s’installe juste derrière. Il s’habille bien. Il parle avec assurance. Il cite des textes, souvent dans une langue que personne ne maîtrise plus vraiment. Il s’impose. Ce que dit le livre est vrai, parce que le livre est sacré. Et le livre est sacré, parce que Dieu l’a dit. Et Dieu l’a dit, parce que le livre le dit. Voilà. Fermez le cercle, plus personne ne sort. Ce biais, c’est celui qui pousse les foules à obéir à des règles qu’elles ne comprennent pas, à se soumettre à des figures qu’elles n’ont jamais élues, à répéter des mantras qu’elles n’ont jamais remis en question. Il est au cœur de toutes les religions institutionnelles. Et soyons honnêtes : il est aussi au cœur de toutes les idéologies politiques, toutes les marques en mode gourou, tous les influenceurs en jogging blanc qui te vendent la paix intérieure à 49€ la masterclass.
Et puis il y a la dissonance cognitive. Celle qu’on ressent quand ce qu’on croit ne colle pas du tout avec ce qu’on observe. Quand on se dit que Dieu est amour, mais que les enfants meurent dans des bombardements. Que la prière guérit, mais que les hôpitaux débordent. Que le karma existe, mais que les pires s’en sortent toujours. Alors on rationalise. On invente des raisons. Des exceptions. Des théories fumeuses pour que l’univers reste moral dans notre tête, même s’il ne l’est jamais vraiment sur le terrain. Ce biais-là est le plus silencieux, le plus intime. C’est celui qui ronge les anciens croyants, les survivants de sectes, ceux qui ont voulu y croire et qui, à force de se heurter à l’incohérence, ont préféré se taire plutôt que d’admettre qu’on les avait manipulés.
La vérité, c’est que le cerveau humain n’est pas câblé pour accepter l’inconnu. Il est câblé pour survivre, pour interpréter, pour combler les vides à coups de récits. Et la religion, dans ce système, est un logiciel rudement bien pensé. Elle donne du sens, même là où il n’y en a pas. Elle hiérarchise l’invisible. Elle filtre les émotions. Elle offre une consolation rentable, à condition de ne jamais remettre en question le programme. Et ça fonctionne. Très bien, même. Pendant des siècles, on a contrôlé des empires, des peuples entiers, avec rien d’autre qu’un livre, une promesse, et la peur de l’enfer.
Mais à force de se protéger du vide, on en a oublié d’envisager la liberté. La vraie. Celle qui n’a pas besoin d’un dieu pour exister. Celle qui ne trouve pas ses fondements dans une loi dictée du ciel, mais dans une conscience humaine qui accepte de ne pas tout comprendre. C’est moins confortable. Moins spectaculaire. Ça ne s’écrit pas en versets. Mais c’est plus honnête.
Et moi, là-dedans ? Je suis comme ces zones grises qu’aucun dogme ne veut cartographier. J’ai prié, enfant. J’ai cru, adolescente. J’ai fui, adulte. Et aujourd’hui, je vacille entre intuition, spiritualité sélective et lucidité brutale. J’écoute les synchronicités. Je respecte les lois du karma comme on respecte les règles de politesse : pas parce que j’y crois aveuglément, mais parce que j’y vois une hygiène de l’âme. Je ne crois pas à la punition divine, mais je crois à la résonance des actes. Ce n’est pas une religion. Ce n’est même pas un système. C’est un refus obstiné d’abandonner mon esprit critique au nom du confort cognitif.
Parce qu’au fond, si Dieu existe, je refuse de le comprendre comme un mécanisme mental. Et si Dieu n’existe pas, je refuse de vivre comme si l’absence de sens autorisait le cynisme. Entre les deux, il reste un espace. Un interstice. Un silence intérieur où se tissent mes propres règles. Fragiles. Réversibles. Et profondément humaines.
Sects and the City
Il y a un moment, dans toute trajectoire spirituelle, où la foi n’est plus un refuge mais un piège. Où ce qui devait apaiser devient un carcan. Où l’élan sincère se transforme en soumission silencieuse. On ne le sent pas venir, pas tout de suite. Au début, c’est juste une promesse. D’appartenance. De sens. D’ordre. Et puis, sans qu’on sache vraiment à quel moment ça a basculé, on se retrouve à douter en cachette, à avoir peur de penser autrement, à surveiller ses mots, ses vêtements, ses lectures, ses amitiés. Et ce n’est plus Dieu qu’on sert. C’est un système. Un mécanisme. Une structure de contrôle habillée en transcendance.
On parle souvent de sectes comme si elles étaient exotiques, marginales, folkloriques. On cite la Scientologie, les Témoins de Jéhovah, les Raëliens, les communautés d’auto-guérison au fin fond du Larzac. Mais on oublie que toute religion a, un jour, été une secte qui a bien marché. Le mot en lui-même est d’ailleurs piégeux : il ne désigne pas un contenu, mais une posture. Une religion devient “secte” aux yeux de la loi quand elle isole, contrôle, manipule, exploite. Le vernis légal ne protège pas contre l’abus. Et l’histoire regorge de “grandes” religions qui ont utilisé exactement les mêmes méthodes que les groupuscules marginaux : intimidation, endoctrinement, réécriture de la réalité, instrumentalisation de la culpabilité.
Il n’y a pas de magie noire derrière tout ça. Juste une mécanique bien huilée de domination psychologique. Ça commence par une fracture. Une douleur, une perte, une vulnérabilité. Une faille existentielle. Et face à ce vide, le discours s’installe : “Ici, tu trouveras ta place. Ici, tu comprendras pourquoi tu souffres. Ici, tu seras aimé, guidé, protégé.” Le chant des sirènes est rassurant. Et sincèrement, il fonctionne. Parce qu’on a tous envie d’y croire. Parce que c’est humain, trop humain, de vouloir qu’on nous dise quoi faire quand tout s’effondre.
Et alors, les mécanismes s’activent. On crée un langage. Fermé. Interne. Une novlangue qui remplace le doute par des termes flous mais puissants : purification, éveil, vérité, chute. On isole du monde extérieur, sous couvert de “protection”. On restructure les priorités. La famille, les amis, les désirs personnels deviennent des distractions. Le groupe devient la seule boussole. Et tout ce qui vient de l’extérieur est vu comme une menace, un test, une tentation. On ne pense plus. On intègre.
Les études sur les structures sectaires confirment toutes les mêmes étapes : rupture progressive avec le réel, reconfiguration des repères affectifs, absorption de l’identité par le groupe, perte d’autonomie décisionnelle. Et ce qui est peut-être le plus pervers : on n’en a souvent pas conscience. Parce que le discours est déguisé en amour. Parce que la violence psychologique est distillée lentement, subtilement, avec une main qui caresse pendant que l’autre se referme.
Mais ces mécanismes ne sont pas réservés aux groupes religieux. C’est peut-être ça, le plus glaçant. Ils sont présents dans certaines entreprises, dans certains cercles de développement personnel, dans des mouvements politiques, dans des fandoms ultra-identitaires. Là où il y a un récit fort, un leader charismatique, une promesse de transformation, un rejet du monde extérieur et une pression à la conformité, il y a un terrain fertile pour la manipulation. La forme change. Le fond reste.
Alors bien sûr, toutes les croyances ne sont pas des pièges. Tous les groupes ne sont pas des prisons. Il y a des communautés qui élèvent, qui guérissent, qui libèrent. Mais le danger, lui, commence toujours au même endroit : lorsqu’on perd le droit de douter. Lorsqu’un discours, aussi inspirant soit-il, interdit la contradiction. Lorsqu’un guide, aussi bienveillant en apparence, commence à parler “au nom de” quelque chose de plus grand que lui.
Et moi, dans tout ça ? Je n’ai jamais “appartenu” à une religion au sens formel. Mais j’ai connu le dogme, l’injonction, la soumission à une vérité qu’on ne peut pas questionner sans être accusée de trahison. J’ai grandi dans des environnements où penser par soi-même était dangereux. Où le doute était un péché. Où l’ombre devait être éradiquée, jamais comprise. J’ai porté des croix, puis des silences, puis des cicatrices. Et aujourd’hui encore, je traîne des réflexes. De justification. De peur de déplaire à une autorité invisible.
Ce que j’ai compris, c’est que la foi est une chose précieuse. Mais qu’elle ne justifie jamais la dépossession de soi. Croire ne devrait pas vouloir dire s’effacer. Suivre une voie ne devrait pas vouloir dire renoncer à son esprit critique. La spiritualité ne devrait pas être une cage dorée où l’on chante en souriant pendant qu’on apprend à ignorer sa propre voix intérieure.
Et si je parle aujourd’hui, ce n’est pas pour accuser les croyants. C’est pour que celles et ceux qui, comme moi, ont cru avoir un problème avec la foi — alors qu’en réalité, c’est la structure autour qui était toxique — puissent respirer à nouveau. Pour rappeler qu’il est possible de croire sans s’enchaîner. De chercher sans se soumettre. De douter sans se perdre.
Parce qu’au fond, la vraie foi commence peut-être là : quand on ose se demander si ce qu’on croit nous rend plus libre, ou plus docile. Si ce qu’on suit nous élève, ou nous annule. Et si ce en quoi on met notre confiance… mérite vraiment notre silence.
L’Art de la Foi Sélective
Il y a cette idée tenace que la religion serait la source première de la morale. Que sans dieu, tout est permis. Que l’éthique n’est qu’un sous-produit de la transcendance, un dérivé fonctionnel du sacré. C’est commode. C’est rassurant. Et c’est surtout historiquement et philosophiquement discutable.
Parce qu’avant même que les dieux aient des noms, les humains savaient déjà que tuer n’était pas un bon plan. Pas seulement parce qu’un esprit supérieur les regardait de travers depuis le ciel, mais parce que la vie en groupe l’exigeait. Il fallait coexister, répartir les ressources, apaiser les tensions. L’éthique n’est pas née de la théologie. Elle est née de la nécessité de survivre ensemble. Et si les religions ont ensuite codifié cette morale, elles ne l’ont pas inventée. Elles l’ont juste sacralisée, parfois jusqu’à l’absurde.
Prenons la notion de libre arbitre. Dans la plupart des grandes doctrines monothéistes, il est présenté comme un cadeau divin, une liberté accordée à l’homme pour qu’il choisisse — mais attention, qu’il choisisse bien. Ce qui, très vite, transforme la liberté en test permanent, en angoisse du bon choix. Tu es libre, mais si tu fais le “mauvais” choix, tu souffriras. Pour l’éternité. Sans appel. On appelle ça le libre arbitre, mais dans les faits, ça ressemble étrangement à une liberté sous conditions, encadrée par une surveillance cosmique.
Et si Dieu sait tout, voit tout, anticipe tout, alors ce “choix” n’en est plus un. C’est une illusion de liberté dans un scénario déjà écrit. Un peu comme un RPG où tu peux personnaliser ton personnage mais pas éviter la mission principale. Il y a là une contradiction théologique que peu de doctrines acceptent de regarder en face : comment concilier omniscience divine et responsabilité individuelle ? Comment peut-on être jugé librement pour des actions qui ont été prévues, permises, parfois même induites par un créateur supposé parfait ?
C’est ici que surgit une autre question : le dieu unique, tel qu’il est conçu dans la tradition monothéiste, est-il compatible avec l’idée de démocratie intérieure ? Peut-on vénérer une entité toute-puissante sans renoncer, au moins partiellement, à notre capacité de jugement autonome ? Car un dieu qui impose sa vérité comme seule voie possible n’est pas un guide. C’est un monarque. Et l’obéissance devient alors une vertu, non la conscience. On ne réfléchit plus, on applique. Et dans ce glissement, il n’y a plus de morale. Il n’y a que de la soumission.
Il faudrait peut-être rappeler que la morale, la vraie, celle qui résiste aux dogmes, ne se fonde pas sur la peur d’un châtiment ni sur l’espoir d’une récompense. Elle naît dans le regard porté sur l’autre, dans l’écoute de la souffrance, dans la reconnaissance d’une humanité commune. On peut être athée et profondément moral. On peut être croyant et foncièrement destructeur. Les deux ne s’annulent pas. Croire ne rend pas meilleur. Et ne pas croire ne rend pas amorale. Ce sont des axes qui se croisent, pas des opposés.
Et puis il y a cette autre idée, plus insidieuse : que la spiritualité personnelle serait toujours saine, toujours légitime, toujours “pure”. Or ce n’est pas vrai non plus. L’individualisation de la foi — ce mouvement contemporain où chacun bricole sa propre mythologie intérieure à coups de tarot, de méditation guidée et de playlist “vibrations hautes” — peut aussi mener à l’égo spirituel, au déni de réalité, à l’indifférence politique masquée par le mot “énergie”. Le fait que ce soit “personnel” ne le rend pas forcément bon. L’isolement peut devenir une bulle d’autosatisfaction, une forteresse narcissique.
La foi, pour être saine, doit pouvoir se confronter. Se faire secouer. Accepter la remise en question. Qu’elle soit partagée dans un cadre collectif ou vécue dans l’intimité d’un silence, elle ne peut être un prétexte à l’aveuglement. Elle ne peut être une excuse à l’évitement. Une foi qui interdit le doute est déjà une prison. Une spiritualité qui refuse la contradiction est déjà une dictature douce. Et une morale qui ne survit pas à l’absence de dieu n’a jamais été une morale — juste une stratégie d’obéissance.
Mais alors, jusqu’où peut-on croire sans se trahir ? Où est la limite entre foi et enfermement ? Entre quête intérieure et délire structuré ? La réponse, peut-être, est dans la conscience de ses propres biais. Dans l’honnêteté radicale. Dans cette capacité à se demander, régulièrement : est-ce que ce que je crois me rend plus humble ou plus rigide ? Est-ce que ça me relie aux autres ou m’enferme dans une supériorité morale ? Est-ce que je m’autorise à ne pas savoir ?
Je ne sais pas s’il existe un dieu. Mais je sais que croire — vraiment croire — ce n’est pas chercher la sécurité. C’est accepter de marcher dans l’incertitude, sans transformer son angoisse en absolu. C’est faire le pari que le sens ne viendra peut-être jamais, mais que la quête elle-même peut être une forme de vérité. Pas universelle. Pas transmissible. Juste honnête.
C’est pour ça que je ne crois pas aux dogmes. Ni aux prophètes, ni aux mantras recyclés en carrousel Instagram. Je crois aux questions qu’on ose se poser même quand personne ne regarde. Je crois aux silences pleins de doutes. Je crois aux tentatives maladroites de rester lucide dans un monde qui vend des réponses prémâchées. Et si un jour je croise Dieu, je lui poserai cette simple question : est-ce que tu m’as vraiment voulu libre ? Ou juste obéissante ?
Dieu a-t-il ghosté sa créature ?
Il y a quelque chose d’étrangement ironique dans notre époque. Alors qu’on pourrait penser que la science, la technologie et l’hyperconnexion auraient suffi à disqualifier la foi une bonne fois pour toutes, on assiste à un double mouvement déroutant. D’un côté, l’athéisme progresse, du moins dans les régions occidentales où la liberté de conscience est relativement protégée. De l’autre, on voit ressurgir des formes de religiosité plus affirmées, plus radicales, parfois plus théâtrales. Comme si l’effondrement des anciens repères n’avait pas vidé la carte, mais redessiné de nouvelles frontières entre besoin de croire et refus de se soumettre.
Ce n’est pas un paradoxe, c’est un diagnostic. Car les deux mouvements ne s’excluent pas : ils se nourrissent l’un de l’autre. Plus le monde devient incertain, plus certains fuient dans le rationnel, le tangible, le vérifiable. Et plus d’autres, à l’inverse, cherchent refuge dans des récits métaphysiques capables de donner un sens à la débâcle. Les pandémies, les guerres, les crises écologiques, économiques, identitaires, alimentent cette soif de structure. Le chaos appelle le dogme. L’incohérence appelle le rituel.
Et les nouvelles générations ? Elles avancent dans tout ça avec la grâce d’un funambule schizophrène. Elles se méfient des institutions, mais allument des bougies devant des autels ésotériques. Elles rejettent le catholicisme familial mais alignent les pierres de lune sur leur table de nuit. Elles n’entrent plus dans les églises, mais écoutent des podcasts spirituels en parlant d’“énergie” et de “vibrations”. Ce n’est pas moins religieux. C’est juste une autre liturgie. Une foi nomade, flottante, modulaire. Un bricolage identitaire à base de fragments mystiques, de psychologie pop et d’ancrage émotionnel.
Là où leurs aînés croyaient à un dieu vertical, elles cherchent une cohérence horizontale : une foi sans hiérarchie, sans obligation, sans confessionnal. Une foi qui ne s’impose pas mais se ressent. Qui ne juge pas mais accompagne. Et surtout, qui ne prétend pas avoir réponse à tout. C’est séduisant, c’est souple, c’est postmoderne. Mais c’est aussi fragile. Car cette spiritualité à la carte peut vite devenir un miroir de soi-même, un algorithme d’autovalidation où l’on ne rencontre que ses propres désirs. Il y a du réconfort, oui. Mais y a-t-il de la transformation ?
Et puis il y a les nouvelles religions. Celles qu’on n’ose pas appeler comme telles, parce qu’elles ne se présentent pas avec des temples ou des psaumes. Mais elles existent. Dans les discours écologistes extrêmes qui sacralisent la Terre jusqu’à vouloir l’humain puni. Dans les transhumanismes radicaux qui rêvent d’immortalité, de fusion avec la machine, d’une humanité “corrigée” par l’algorithme. Dans les mouvements politiques identitaires qui transforment la lutte en croisade, l’idéologie en foi, l’adversaire en hérétique. À chaque fois, le même schéma : un récit global, une promesse de salut, un ennemi à abattre, une vérité absolue.
La technologie, loin de diluer ces croyances, les amplifie. Les réseaux sociaux agissent comme des temples permanents, où l’on prêche, où l’on excommunie, où l’on convertit. Les algorithmes renforcent les bulles cognitives, accentuent les biais, rendent les récits de plus en plus imperméables les uns aux autres. On ne dialogue plus. On assène. On ne doute plus. On commente. Et sous couvert de progrès, on crée des liturgies numériques qui reproduisent les mécanismes archaïques du sacré : totems (influenceurs), dogmes (threads viraux), sacrifices (lynchages publics), miracles (likes exponentiels).
Mais ce n’est pas uniquement un problème de forme. C’est un besoin humain fondamental qui s’exprime : celui de croire que sa vie s’inscrit dans quelque chose de plus grand. Ce quelque chose, on l’appelait jadis dieu, aujourd’hui on l’appelle parfois “sens”, “vérité”, “mission”. Peu importe le mot. L’angoisse métaphysique reste. Elle change juste de costume. Et ce costume peut être un crucifix, une IA bienveillante, une cause politique, ou une routine d’ancrage avec du palo santo.
Le danger n’est pas la foi. C’est ce qu’on en fait. C’est quand elle devient exclusive. Totalitaire. Fermée à la nuance. Quand elle réclame des sacrifices humains — symboliques ou réels — pour survivre. Quand elle exige le silence, la conformité, l’effacement de la complexité. À ce moment-là, ce n’est plus une quête de sens. C’est une arme.
Alors que reste-t-il à celles et ceux qui ne veulent ni se fondre dans un dogme ni dériver dans le vide ? Peut-être cette posture précaire mais précieuse : la lucidité sans cynisme. Le doute comme discipline. L’émerveillement sans dépendance. La spiritualité sans abandon de soi. Une foi sans église, sans maître, sans absolu. Mais avec du courage. Celui de ne pas se réfugier dans une vérité simple. Celui de continuer à chercher, même quand personne ne regarde.
Je ne sais pas si le monde a besoin de religion. Mais je sais qu’il a besoin de conscience. Et cette conscience, elle ne s’enseigne pas dans un catéchisme. Elle se cultive, lentement, dans le frottement du réel. Elle s’arme de lectures, de conversations, de silences partagés. Elle n’a pas besoin d’un dieu, mais d’un regard : sur soi, sur l’autre, sur le vivant. Et peut-être, au bout du compte, c’est là qu’on retrouve le sacré. Pas dans les cieux, mais dans la façon de se tenir debout, en plein doute, sans chercher à convertir personne.
Conclusion
On voudrait parfois que la vérité se range du côté des certitudes. Qu’elle ait une forme définie, un visage familier, une voix rassurante qui murmure : “Tu es sur le bon chemin.” On voudrait croire qu’il y a une réponse juste, un récit dominant, une sagesse immuable à suivre comme on suivrait une constellation dans le ciel. Mais la vérité, quand on la cherche honnêtement, a le goût du paradoxe. Elle ne se livre pas à celles et ceux qui veulent être confortés. Elle se dévoile à ceux qui acceptent de ne jamais la posséder.
Alors peut-être que croire, ce n’est pas chercher une vérité absolue, mais apprendre à vivre sans en exiger une. Peut-être que la spiritualité, la vraie, commence là où le dogme échoue : dans la faille, dans la nuance, dans la conscience que rien n’est figé — ni nos récits, ni nos blessures, ni nos tentatives maladroites de donner un sens au chaos. Et si Dieu existe, s’il ou elle ou ça existe, alors il est moins une figure que ce vertige qui nous prend parfois quand on regarde le ciel trop longtemps, quand un geste désintéressé nous coupe le souffle, ou quand une chanson nous brise le cœur sans raison.
Ce que cette exploration m’a appris, ce n’est pas à croire ou à ne pas croire. C’est à refuser qu’on me dise comment croire. C’est à reprendre possession de cette part de moi qui cherche, doute, questionne, expérimente, sans se soumettre. À comprendre que la foi, comme toute chose humaine, peut libérer ou enfermer — et que le seul moyen de ne pas la subir, c’est de la regarder en face, même quand elle tremble, même quand elle dérange, même quand elle se contredit.
Alors non, je n’ai pas de religion. Je n’ai pas de dogme. Mais j’ai des silences. J’ai des intuitions. J’ai des souvenirs où l’invisible semblait réel. Et j’ai cette conscience aiguë que, parfois, le plus grand respect qu’on puisse avoir pour le mystère, c’est de ne pas chercher à le domestiquer. Juste marcher avec lui. En bonne intelligence.
Et toi, tu crois en quoi quand tout s’effondre ? À qui tu parles quand tu fais semblant de ne parler à personne ? Qu’est-ce qui t’élève — pas pour t’éloigner des autres, mais pour mieux les retrouver ? Il n’y a pas de bonne réponse. Mais il y a de bonnes questions. Et elles méritent qu’on les pose encore et encore, même si aucune église ne s’y construit, même si aucun dieu ne répond.
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À bientôt. Ou pas. Ça aussi, c’est sacré.
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