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L’IA va-t-elle manger Hollywood ?


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Ça a commencé comme une blague. Une punchline de forum Reddit, une provocation de nerd : « Et si une IA écrivait le prochain Tarantino ? » Aujourd’hui, ce n’est plus une blague. C’est un fichier .mp4 généré par un prompt. Une vidéo en 1080p où une astronaute pleure sous la pluie… alors qu’on n’a jamais allumé une caméra. C’est Sora, c’est Suno, c’est MusicLM. C’est le moment où la science-fiction a trouvé son CDD chez les producteurs de contenu. Depuis l’explosion de ChatGPT fin 2022, les intelligences artificielles génératives ne se contentent plus de nous aider à finir nos mails. Elles écrivent, composent, dessinent, découpent, doublent, animement, montent. Deux mois. C’est tout ce qu’il a fallu pour que ChatGPT dépasse les 100 millions d’utilisateurs. Deux mois pour que l’outil devienne norme, pour que le mot “prompt” entre dans les dîners de famille. On ne parle plus de technologie. On parle d’un changement de paradigme. D’une nouvelle grammaire de la création.


Et Hollywood le sait. Il le sent. Il le redoute. Car cette fois, la révolution ne vient pas d’un Spielberg sous acide ou d’un studio A24 sous caféine. Elle vient d’une ligne de code. Une IA qui n’a ni grève, ni ego, ni besoin de validation. Et qui produit… vite. Très vite. Trop vite ? On est passés de “ça ne remplacera jamais les artistes” à “ça génère une bande-annonce en 4K” sans même prendre le temps de cligner des yeux. TikTok a vu doubler sa consommation de vidéos en quatre ans, la creator economy pèse plus de 250 milliards de dollars, et certains studios testent déjà des pipelines full-AI. Ce n’est plus du fantasme. C’est de la pré-prod. Mais que fabrique-t-on, exactement ? Une révolution créative ? Ou un contenu prémâché, aseptisé, calibré pour plaire à l’algorithme avant même d’émouvoir un spectateur ? Est-ce que l’IA nous libère du système… ou nous y enferme plus profondément ? Quand tout est générable, qu’est-ce qui reste de la voix ? Quand tout est possible, qu’est-ce qui reste du risque ? Et surtout : quand la machine produit plus que toi, plus vite que toi, plus “propre” que toi… est-ce que tu continues d’essayer, ou tu signes ta reddition avec ton propre prompt ?


Dans cet épisode, on sort les cafés bien serrés et les réalités bien glitchées. On va parler de Sora, cette IA qui génère des vidéos de rêve et de procès. On va explorer le boom des IA musicales, de leurs harmonies synthétiques à leurs métadonnées litigieuses. On va plonger dans la creator economy, là où les fans deviennent des business models, et les artistes… des cobayes sous abonnement mensuel. Et en filigrane, on va se demander si l’humain a encore une carte à jouer dans cette partie qui ressemble de plus en plus à une mise à jour permanente. Car spoiler alert : le futur n’est pas un produit fini. C’est un draft. Un brouillon à mille versions. Et c’est peut-être ça, notre seule chance : être moins efficaces que la machine, mais plus imprévisibles. Plus dérangeants. Plus… vivants. Bienvenue dans Cappuccino & Croissant. Aujourd’hui, on ne va pas faire semblant de savoir de quoi demain sera fait. On va juste s’y aventurer. Câble débranché, plume bien affûtée, sarcasme activé.


Sora, l’enfant-star de 2025


Il y a des enfants qu’on regarde grandir dans les tabloïds, d’autres sur les tapis rouges. Et puis il y a Sora. Né en février 2024 dans les laboratoires d’OpenAI, ce modèle vidéo est l’équivalent numérique d’un bébé star précoce : à même pas un an, il génère déjà des vidéos dignes de courts-métrages, sans jamais avoir tenu une caméra. Il n’a ni enfance, ni adolescence, ni anxiété sociale. Juste une capacité surnaturelle à transformer une phrase comme “un chien court dans la neige au ralenti, caméra en travelling arrière” en séquence 1080p photoréaliste, avec éclaboussures dynamiques et flocons crédibles. Voilà donc l’enfant prodige de la génération IA — sans bave, sans bouton, sans droit syndical. Et évidemment, tout le monde regarde. Les artistes. Les studios. Les avocats. Sora, c’est plus qu’un jouet technologique : c’est un accélérateur de panique pour l’industrie du divertissement. Le scénario s’écrit tout seul (au sens littéral), les images s’animent à la demande, et le seul truc qui freine encore la machine, c’est qu’elle est (officiellement) en accès restreint. Pour l’instant.


Techniquement, Sora est un diffusion transformer entraîné à comprendre la structure du monde physique pour créer des vidéos cohérentes. Ce n’est pas juste une superposition d’images : Sora “comprend” les lois du mouvement, les perspectives, les transitions logiques. Tu peux lui demander “un homme en costume violet traverse une rue bondée à Tokyo sous une pluie d’automne” — il va te sortir un plan cinéma digne d’un clip de Kendrick Lamar. Il peut simuler des mouvements de caméra, des changements de focale, de la profondeur de champ. C’est du cinéma pro à partir d’un prompt textuel. Le tout en 60 secondes, en résolution Full HD, avec une gestion bluffante des textures et de la lumière. Et sans aucun tournage.


Des artistes sélectionnés par OpenAI ont déjà commencé à tester le modèle. On trouve en ligne des démonstrations franchement vertigineuses : des scènes qui ressemblent à des pubs de luxe, des plans de drone impossibles à tourner sans hélicoptère, ou encore des créations hallucinées à la croisée de David Lynch et Pixar. Et si l’esthétique garde encore quelques signes de “glitch” (lisser les visages, éviter les mains), elle progresse à une vitesse qui ferait rougir n’importe quel studio d’animation. Mais surtout, ce que Sora rend possible, c’est la création vidéo à l’échelle. Une vidéo par jour ? Trop 2023. Une vidéo par minute ? Possible. Une campagne entière générée en 24h ? Déjà fait. Dans un monde où l’algorithme réclame toujours plus de contenu, Sora devient l’outil parfait. Inépuisable. Sans deadline. Et sans salaire.


Et c’est là que ça coince. Car aussi incroyable soit la technologie, le droit d’auteur, lui, n’a pas été conçu pour gérer ce genre de créature. Aux États-Unis, la règle est simple : une œuvre sans auteur humain n’est pas protégée par le copyright. Point. Autrement dit : une vidéo générée par une IA comme Sora n’a pas, en l’état, de statut légal stable. Tu peux la produire. Tu peux la diffuser. Mais la protéger ? C’est flou. En Europe, même flou artistique : l’AI Act impose aux développeurs de systèmes génératifs des obligations de transparence et de documentation des jeux de données, mais ne statue pas encore clairement sur la nature des œuvres créées.


Et c’est un vrai casse-tête. Car si l’outil est nourri d’œuvres protégées, et que le résultat les “recombine”, est-ce encore de la création ou déjà du plagiat synthétique ? Le débat n’est plus théorique. Plusieurs contentieux émergent : Getty Images a poursuivi Stability AI pour usage non autorisé de ses visuels dans l’entraînement d’un modèle image. Des groupes d’artistes ont porté plainte contre des IA qui “empruntent” leur style ou reprennent des compositions existantes. Et les majors hollywoodiennes commencent à se pencher très sérieusement sur la possibilité que des générateurs concurrencent leur pipeline créatif. Dans ce contexte, Sora est à la fois l’enfant star… et le gamin à surveiller. Il fascine. Mais il inquiète. Parce qu’il pose la question qui fâche : si une IA peut générer des images bluffantes à partir de prompts, quel est encore le rôle du réalisateur ? Du storyboarder ? De l’étalonneur ? Et surtout : qui détient les droits sur ces images ? OpenAI ? L’utilisateur ? Personne ?


Techniquement, Sora n’invente rien. Il extrapole. Il synthétise. Il rejoue le monde à partir de millions d’exemples ingurgités. C’est le syndrome du super stagiaire : il connaît tout, mais ne comprend rien. Il est capable de générer une séquence qui ressemble à du Nolan ou du Wes Anderson, sans en saisir la logique émotionnelle, le sous-texte, la rupture de rythme. En clair : il mime le style, mais pas le sens. Et c’est là que réside la frontière entre la magie et l’illusion. L’humain crée avec ses cicatrices, ses doutes, ses contradictions. L’IA, elle, lisse, calcule, agence. Ce n’est pas une différence de qualité, c’est une différence de nature. Sora peut créer l’image parfaite. Mais pas encore la scène inoubliable. Pas encore le malaise feutré de Her, la tendresse tragique de Eternal Sunshine, ou la colère sourde d’un Moonlight.


Et pourtant… est-ce que ça suffit pour arrêter le rouleau compresseur ? Pas sûr. Car dans une industrie obsédée par les rendements, les “bons chiffres” et les deadlines toujours plus serrées, la tentation est grande d’accepter le “presque”. Le “propre”. Le “vite fait bien fait”. Même si ça veut dire sacrifier le grain, l’âme, l’inattendu. Et c’est là que le vrai danger surgit : pas que Sora remplace les artistes, mais qu’il les invisibilise progressivement dans un flot de contenu générique mais cliquable.


Pour l’instant, OpenAI limite l’accès à Sora à quelques artistes partenaires et entreprises triées sur le volet. L’entreprise invoque des raisons de sécurité : éviter la production massive de deepfakes, les usages malveillants, les détournements. C’est aussi une manière de tester les retours, les scénarios d’usage, les implications sociales. Mais soyons lucides : l’outil sera généralisé. C’est une question de mois, peut-être d’années. Et une fois entre les mains du grand public, il faudra apprendre à vivre avec. À faire la différence entre une vidéo sincère et une vidéo optimisée. À se demander qui a réellement pensé ce qu’on regarde. À exiger de nouveaux cadres juridiques, de nouveaux labels, de nouveaux filtres. Et peut-être… de nouvelles formes d’art.


Car si Sora bouscule l’ordre établi, il ouvre aussi des portes. Il pourrait devenir un outil pour les artistes sans moyens, une extension de l’imagination, une manière de concrétiser des visions autrefois inaccessibles. À condition qu’on ne lui abandonne pas le récit. À condition de garder la main. C’est peut-être ça, l’enjeu véritable : ne pas laisser l’enfant-star devenir l’adulte tyrannique. Ne pas transformer un outil brillant en gourou créatif. Sora n’est pas un monstre. C’est un miroir. Ce qu’on y voit dépendra toujours de ce qu’on y projette.


Entre musique et métadonnées


Il y a quelques années encore, il fallait au minimum un garage, deux potes, une guitare et quelques litres de café pour monter un groupe. Aujourd’hui, il suffit d’un clavier, d’un prompt et d’un modèle entraîné sur des milliers d’heures de musique préexistante. Bienvenue dans le studio invisible de 2025, où l’IA n’accorde pas une guitare mais aligne des accords, des voix et des refrains en quelques secondes. Elle ne transpire pas, elle ne doute pas, elle ne fait pas de fausses notes. Elle produit. À la chaîne. Et sans demander de droits d’auteur.


Ce qui se joue ici dépasse la simple prouesse technique. Ce n’est pas juste une histoire de sons. C’est une reconfiguration totale de ce qu’on appelle “musique originale”. Avec Suno, MusicLM et les autres, l’IA génère des morceaux à partir de descriptions textuelles : “ballade nostalgique pop-rock avec voix féminine type années 2000” — et hop, un track entier apparaît, couplet, refrain, pont, ligne de basse incluse. Le problème ? Ce morceau pourrait bien ressembler à trop de choses déjà existantes. À quelqu’un, même. Et ce quelqu’un, lui, a peut-être bossé dix ans pour écrire un EP que l’IA vient de résumer en deux prompts mal formulés.


D’un côté, tu as MusicLM, l’outil de Google capable de générer de la musique à partir d’un texte descriptif. Il comprend le ton, l’instrumentation, le rythme. Tu écris “orchestral piece evoking rain on a window” et il te livre une ambiance à mi-chemin entre Max Richter et les bonus tracks d’un film Sundance. De l’autre, Suno, plus récent, plus pop, plus grand public. En quelques secondes, il pond un morceau complet avec paroles, mélodie, accompagnement et même voix chantée. Pas une voix synthétique façon vocoder post-apocalyptique : non, une voix quasi humaine, avec nuances, souffle, groove. Version 3 (sortie mi-2025) pousse même le vice jusqu’à exporter le tout directement sur Spotify via API. Un banger IA, prêt à monétiser. Sans label. Sans studio. Sans humain.


Et les chiffres sont à la hauteur du phénomène. Depuis début 2024, des dizaines de milliers de morceaux générés par IA ont été uploadés sur les plateformes sans même que l’utilisateur final réalise qu’ils n’émanent d’aucun compositeur. Certains sont devenus viraux sur TikTok. D’autres se sont glissés incognito dans des playlists lo-fi ou ambient. Résultat ? La frontière entre “vrai artiste” et “production synthétique” n’a jamais été aussi floue. Et forcément, ça ne plaît pas à tout le monde.


Là où ça coince, c’est que pour produire cette avalanche sonore, les modèles ont été entraînés sur… quoi, exactement ? Des datasets monumentaux, composés de morceaux existants, parfois protégés, souvent non déclarés. Google affirme que MusicLM utilise “des données libres de droits ou avec licences d’usage”, mais impossible de vérifier la totalité du corpus. Suno, de son côté, ne détaille pas non plus les œuvres exactes utilisées pour entraîner son modèle. Et c’est là que la ligne rouge devient floue. Si une IA génère un morceau qui ressemble à une chanson existante — mêmes progressions, même mélodie, même structure — est-ce un hommage, une coïncidence, ou un plagiat masqué ?


En mai 2025, un artiste indépendant a porté plainte contre un morceau généré par IA qui reprenait quasiment à l’identique une boucle mélodique de son EP sorti en 2021. Le morceau avait été généré via une plateforme tierce utilisant un modèle dérivé de MusicLM. L’affaire est en cours, mais elle pose une question centrale : peut-on revendiquer des droits sur une œuvre générée, si l’outil utilisé est lui-même formé sur des œuvres protégées ? La jurisprudence est encore vierge. Et les majors, elles, affûtent déjà leurs couteaux. Warner, Sony, Universal : tous surveillent de près l’évolution de ces modèles. Non pas par pur souci artistique (ne soyons pas naïfs), mais parce que si l’IA commence à générer des tubes plus rapidement — et surtout moins cher — que leurs équipes humaines, alors leur modèle économique s’effondre. Le vrai combat n’est pas esthétique. Il est financier.


L’autre enjeu, plus sournois, concerne ce que l’on cache. Quand une chanson est générée par IA, elle n’est pas forcément étiquetée comme telle. Sur les plateformes de streaming, rien n’oblige aujourd’hui un utilisateur à indiquer qu’un morceau a été produit par une machine. Résultat : tu écoutes une balade poignante sur un chagrin d’amour… écrite par une IA à partir de la phrase “emotional breakup song in the style of Adele”. Et toi, humain fragile, tu projettes une souffrance authentique sur une séquence générée par calcul probabiliste. Les métadonnées deviennent donc un champ de bataille. Faut-il forcer l’intégration d’un label “AI-generated” dans les fichiers audio ? Imposer une transparence sur les datasets d’entraînement ? Mettre en place un système de fingerprinting inversé pour détecter si un morceau généré recycle des patterns existants ? Pour l’instant : rien. L’industrie avance à l’aveugle, pendant que les créateurs originaux, eux, voient leur style digéré, répliqué, recraché sans crédit.


Et le pire, c’est que même quand l’IA ne copie pas intentionnellement, elle réutilise des logiques de composition tellement standardisées qu’elle finit par lisser le paysage musical. Elle homogénéise le risque, gomme l’étrangeté, optimise la recette. Et quand l’algorithme apprend sur des hits, il génère… des hits. Sans faille. Sans génie. Mais avec efficacité. La musique devient un produit dérivé de sa propre formule. Alors, on fait quoi ? On crie au scandale ? On débranche tout ? On retourne enregistrer sur cassette pour être sûr que personne ne vole notre son ? Certains artistes choisissent la voie du rejet pur : refus d’utilisation de leurs morceaux dans les datasets, positionnement militant anti-IA, retour à l’artisanat analogique. D’autres jouent la carte du détournement : ils utilisent les IA comme instruments, les glitchent, les cassent, les contaminent. Un peu comme on samplerait un bug.


Il y a aussi ceux qui s’adaptent. Qui voient dans ces outils une manière de prolonger leur style, d’expérimenter sans risquer trop de studio time, de créer des démos plus vite ou de simuler des idées de collabs. L’IA devient alors un assistant, pas un rival. Un catalyseur, pas une imposture. La nuance est fine. Et fragile. Car l’équilibre peut basculer à tout moment. Et ce qui aujourd’hui t’aide à composer… peut demain te rendre obsolète. Ce débat n’est pas seulement juridique. Il est culturel. Est-ce qu’on veut vivre dans un monde où les hits sont produits par des machines qui apprennent sur des émotions humaines, mais sans jamais les ressentir ? Est-ce qu’on veut continuer à écouter de la musique sans jamais savoir si elle a été pensée par une personne ou sculptée par un prompt ? Est-ce que l’émotion reste la même si on sait qu’elle a été simulée ?


Il ne s’agit pas de faire le procès de l’IA. Mais de réaffirmer que la musique est plus qu’un agencement de sons. C’est une mémoire. Une subjectivité. Une faille. Et qu’un morceau n’est pas “bon” uniquement parce qu’il est bien produit — il est bon parce qu’il touche quelque chose en nous. Quelque chose qui n’a pas de dataset. Pas de prompt. Pas de modèle.


Fans ou cobayes ?


À l’origine, c’était censé être la revanche des créateurs. La fin des maisons de disques arrogantes, des studios hautains, des plateformes qui prennent 40 % et ne répondent jamais aux mails. Patreon, Substack, Ko-fi, OnlyFans, Twitch, TikTok : l’utopie d’une économie directe, d’un lien cash & cœur entre artiste et audience. Un micro payé, un lien PayPal, et hop, un revenu. Une forme de dignité créative. Mais ça, c’était avant que l’IA s’invite à la table. Et commence à générer… toi. Parce qu’en 2025, dans la creator economy, il ne s’agit plus seulement de “partager du contenu”. Il s’agit de produire, d’optimiser, de modéliser. En continu. À l’échelle. Et dans ce décor, les IA ne sont plus juste des outils : elles deviennent partenaires, accélérateurs, voire — soyons honnêtes — remplaçantes. Pas besoin de burn-out, pas de syndrome de l’imposteur, pas de Sunday night dread. L’IA publie, programme, adapte, réplique. Elle n’a pas besoin de dormir. Et elle coûte moins cher que ton abonnement au coworking.


D’abord, mettons les chiffres sur la table. En 2025, la creator economy pèse plus de 250 milliards de dollars. Oui, plus que l’industrie du cinéma mondial pré-COVID. Chaque jour, des millions de personnes publient, streament, vendent, enseignent, modèrent, réagissent. Par passion, par business, par survie. Des influenceurs micro-nichés avec 800 abonnés sur Substack gagnent leur vie. Des profs de yoga diffusent en live sur Zoom avec une IA qui sous-titre automatiquement leurs cours. Des illustrateurs vendent des NFT générés par leurs propres scripts IA, customisés en fonction du client. La ligne entre amateur, pro et robot n’a jamais été aussi floue.


Et pourtant, malgré ce boom apparent, la majorité des créateurs continuent de vivre dans la précarité. Selon les dernières estimations, seuls 4 % des utilisateurs des grandes plateformes vivent entièrement de leurs revenus créatifs. Le reste navigue entre side hustle et burn-out économique. Parce que produire du contenu, ce n’est pas juste “être créatif”. C’est être stratège, marketer, community manager, monteur, analyste de données, parfois même modérateur toxico-résistant. Et c’est là que l’IA s’est faufilée. Parce qu’elle promet ce que le créateur épuisé rêve en silence : automatiser sans trahir.


Aujourd’hui, tu peux déjà utiliser une IA pour générer des scripts TikTok, créer des miniatures YouTube, écrire des newsletters, analyser l’engagement de ta dernière vidéo, adapter ton ton à ta niche. Tu peux avoir un assistant vocal qui lit ton script à ta place, un clone vocal qui double ton podcast en trois langues, une IA générative qui t’aide à produire trois reels par jour avec fond animé et synthèse vocale. En 2025, certains influenceurs ne tournent même plus leurs vidéos : ils envoient une trame à leur jumeau digital, une IA photoréaliste qui parle avec leur voix, leur visage et leurs tics de langage. Le créateur, littéralement remplacé par lui-même.


Et le public, là-dedans ? Il consomme. Il like. Il commente. Il paie l’abonnement premium. Il ne sait pas toujours — ou ne veut pas savoir — que la personne qu’il soutient à 5€/mois est en fait en train de se reposer pendant que son clone IA publie du contenu toutes les deux heures. Le lien “direct” entre créateur et fan devient un produit scénarisé, une illusion algorithmique. La monétisation, elle, n’a jamais été aussi efficace. Mais alors, où est la limite ? Quand l’IA écrit, tourne, monte, clone… que reste-t-il de toi ? Ton intention ? Ton branding ? Ton pseudo ? Et est-ce que ça suffit à parler encore de création, ou est-ce qu’on est en train de basculer dans une économie de présence simulée ? Un peu comme ces lives TikTok où des gens restent immobiles face caméra en disant “ice cream so good” pendant 3 heures. Sauf que là, c’est un bot qui s’en charge. Et qu’on est 30 000 à regarder.


Ce qui rend la creator economy si sensible à l’invasion de l’IA, c’est justement ce qui faisait sa force : la proximité. L’impression de parler à quelqu’un de vrai. Mais quand l’IA s’introduit dans la boucle, cette authenticité devient… une mise en scène. Tu crois commenter une vidéo postée par une illustratrice ? Elle a été uploadée automatiquement par un outil d’A/B testing qui va ensuite comparer les taux de clics de 4 miniatures différentes. Tu reçois une newsletter “très personnelle” ? Elle a été générée par GPT-5 à partir de 6 prompts pré-écrits pour booster les taux d’ouverture sur la tranche 18–25 ans. Tu réponds à un sondage pour “aider le créateur à choisir son prochain projet” ? Tes réponses vont entraîner son modèle de recommandation personnel. Tu n’es plus juste un fan. Tu es un cobaye UX.


Et ce n’est pas une théorie du complot. En 2025, plusieurs plateformes permettent déjà aux créateurs d’analyser le comportement des abonnés : quels contenus provoquent des émotions, quels mots-clés augmentent le sentiment d’engagement, à quel moment exact dans une vidéo les spectateurs décrochent. Certaines start-ups vont plus loin : elles proposent de créer des “IA de personnalité” personnalisées, formées sur ta voix, tes écrits, tes expressions. Le créateur devient un produit, puis un système. Et le fan devient un signal.


Bien sûr, tout ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de sincérité. Qu’il est impossible d’avoir une vraie relation avec son public. Il y a encore des gens qui écrivent à la main leurs newsletters, qui tournent à l’iPhone sans montage, qui répondent eux-mêmes à leurs messages. Et leur communauté, souvent, le sent. Car au milieu du bruit généré, l’humain s’entend — justement parce qu’il tremble, qu’il hésite, qu’il échoue parfois. Mais soyons honnêtes : résister à l’automatisation, en 2025, c’est un choix politique. C’est renoncer à la scalabilité, à la régularité parfaite, à la productivité boostée. C’est accepter de poster moins, d’être vu moins souvent, de gagner moins. Bref, c’est un acte de désobéissance créative.


Et c’est peut-être ça la question de fond : est-ce que le contenu doit toujours être plus, plus vite, plus ciblé ? Ou est-ce qu’on peut revendiquer une autre temporalité, un autre lien, un autre pacte ? Est-ce qu’on peut revaloriser la lenteur, l’imperfection, le silence ? Ou est-ce que l’IA nous pousse à devenir tous des chaînes 24/7 sans friction, sans pause, sans fin ?


En réponse à cette mutation, certains créateurs demandent des balises : un label “contenu 100 % humain”, une régulation sur les clones IA, une transparence sur l’usage d’automatisation dans les contenus. Mais ces demandes peinent à trouver une audience face à la logique du clic. Et la vérité, c’est que beaucoup veulent ces outils. Parce qu’ils sont épuisés. Parce qu’ils ont été formatés par l’économie de l’attention. Parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas lutter seuls contre des algorithmes qui demandent toujours plus.


On assiste donc à une hybridation étrange : mi-humain, mi-bot, mi-authentique, mi-optimisé. Le créateur devient sa propre équipe marketing, sa propre boîte de prod, son propre simulateur. Et les fans ? Ils suivent. Ils s’adaptent. Ils s’attachent à une voix, à un ton, à une esthétique — parfois sans savoir qu’elle est générée. Alors, sommes-nous encore des fans… ou déjà des cobayes ? La réponse est, comme souvent, quelque part entre les deux. Et tant que la machine reste au service de l’expression — pas de l’extraction — peut-être qu’on peut encore écrire, créer, partager autrement.


Conclusion — Nos algorithmes, nos batailles


Ce serait si simple de conclure par un bon vieux “l’IA va tout détruire, pleurons sur notre humanité perdue”. Mais non. Parce que Cappuccino & Croissant, ce n’est pas une messe funèbre pour romantique en mal de pellicule. C’est un scalpel dans le flanc de l’époque. Et l’époque, justement, ne se laisse pas enfermer dans des dystopies faciles ni des utopies mielleuses. Elle est plus retorse que ça. Plus glissante. Plus glitchée. Ce qu’on a vu dans les trois segments précédents, c’est une mutation. Une reconfiguration en cours de l’écosystème créatif :


→ Sora reprogramme la manière dont on pense l’image.

→ Suno et consorts découpent la musique comme une équation.

→ Les créateurs deviennent des systèmes hybrides, mi-chair, mi-cloud.


Et face à ça, deux options : le déni, ou la lucidité active. Tu peux faire semblant que ça n’existe pas, retourner écrire à la main dans un carnet Moleskine en criant “je suis un vrai artiste”. Spoiler : l’algorithme s’en fout. Ou tu peux regarder la machine droit dans ses capteurs, et décider comment tu veux interagir avec elle. Parce que non, l’IA n’est pas neutre. Mais l’inaction non plus. L’IA est rapide, puissante, bluffante. Mais elle ne veut rien. Elle ne doute pas. Elle ne rêve pas. Elle ne t’écrit pas un morceau après trois jours d’insomnie. Elle ne fait pas une scène à la troisième réécriture d’un dialogue. Elle ne pleure pas quand on supprime son projet perso pour un contrat mieux payé. L’IA n’a pas de mémoire affective. Pas de ressentiment. Pas de lutte interne entre le besoin de plaire et le besoin de dire. Elle ne fait pas grève.


Et c’est là notre joker. Notre glitch dans le système. Ce qui rend les œuvres humaines encore vitales, encore différentes. Pas parce qu’elles sont meilleures. Mais parce qu’elles sont traversées par quelque chose qu’un modèle statistique ne peut pas prédire : l’imprévisible. L’absurde. La dissonance. L’erreur féconde. La faille. Le futur de la création ne réside pas dans une opposition stérile entre humain et machine. Il réside dans notre capacité à rester étrangement vivants au milieu des simulations parfaites.

Alors oui, l’IA est là. Elle ne va pas repartir. La question n’est pas “comment l’arrêter”, mais “comment la cadrer”. À quoi tu veux qu’elle serve. Qui a le pouvoir de l’activer. Qui a le droit de dire stop. Et qui en tire profit.


Certains outils seront libérateurs : ils donneront accès à des moyens que seuls les riches avaient avant. Une ado pourra faire un court-métrage en IA sans budget. Un musicien fauché pourra produire un EP sans studio. Mais attention à ne pas gober l’emballage sans regarder l’étiquette : si l’outil t’offre la liberté, mais te confisque la voix… est-ce vraiment un gain ?


Il faut qu’on sorte de cette vision molle et flippée qui dit : “Bon, faut apprendre à vivre avec”. Non. Il faut apprendre à co-construire avec. À imposer des lignes rouges. À exiger des règles. À définir un cadre où l’IA n’est pas une divinité à laquelle on s’adapte, mais une techno parmi d’autres, soumise à l’éthique, au droit, à la politique. L’AI Act en Europe va dans ce sens. Il crée une hiérarchie des risques, impose la transparence, interdit certains usages. C’est un début. Mais insuffisant. Parce que pendant qu’on légifère lentement, les modèles s’entraînent. Les datasets grossissent. Et les failles juridiques s’exploitent. Il faut aller plus loin :


→ Imposer l’étiquetage systématique des contenus générés.

→ Donner aux artistes le droit de refuser que leur travail serve à l’entraînement d’IA.

→ Créer des outils de traçabilité ouverts.

→ Réinventer les droits voisins pour une ère synthétique.


Mais au-delà du droit, il y a la culture. Et c’est peut-être là qu’on peut encore gagner. Parce qu’on peut former le public. Affiner son regard. L’aider à détecter ce qui a une saveur humaine, même dans un monde saturé de faux. On peut cultiver une esthétique du réel, une politique de la lenteur, un plaisir du grain. On peut créer de nouveaux récits. Refuser l’esthétique stérile du contenu générique. Revaloriser la rugosité. La faille. La voix.


Ce n’est pas parce que l’IA progresse qu’on doit reculer. Ce n’est pas parce que certains modèles dépassent nos capacités dans un domaine qu’ils ont gagné la partie. Le futur n’est pas un programme. C’est un draft. Un script encore modifiable. Et nous sommes les rewriters. Ce que Sora, Suno, GPT ou autres nous imposent, ce n’est pas une défaite. C’est une responsabilité. Celle de ne pas laisser les machines décider pour nous de ce qui est beau, juste, vrai, viral, rentable, acceptable. Celle de continuer à proposer autre chose. Même si c’est moins fluide. Moins rapide. Moins monétisable.


Il faudra sans doute ralentir. Désapprendre certains réflexes. Sortir du mode “output maximal”. Revenir à la sensation. À la question. À l’instinct. Il faudra être ringard. Décalé. Dérangeant. Et c’est tant mieux. Parce qu’à la fin, ce que l’IA ne pourra jamais générer, c’est notre désir. Ce moment absurde, inutile, mais vital, où quelqu’un décide de créer… sans raison. Juste parce que ça brûle. Juste parce que c’est là.


Merci d’avoir traversé cet épisode jusqu’au bout. Si tu veux soutenir un podcast toujours écrit, monté, post-produit et rêvé par un être humain avec trop de café, pas assez d’heures de sommeil et une passion irrationnelle pour les glitchs narratifs… tu sais quoi faire.


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💙 On se retrouve très bientôt. Et d’ici là, résiste. Crée. Même si l’algorithme te snobe. Même si personne ne t’attend. Parce que tu n’as pas besoin de permission pour exister. Juste d’un cap — et peut-être d’un cappuccino.

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